Il est par contre à peu près certain que la fortune récente du mot "territoire" est liée simultanément à une réflexion de type planiste, c'est-à-dire à la recherche de l'espace optimal pour mener une action publique "descendante", volontariste, et à une réflexion de type autogestionnaire, c'est-à-dire à la recherche de l'espace optimal pour conduire un projet "ascendant" de développement, lié à une mobilisation sociale.
l'Etat à la recherche des territoires
Pour l'Etat, l'aménagement du territoire peut être considéré comme le volet spatial de la planification. Quand l'Etat, au début des années soixante, veut mener une "ardente" politique d'aménagement du territoire, il développe d'abord une critique vigoureuse du maillage territorial hérité, celui des départements : mal découpés, trop étriqués, trop dominés par ce que le général De Gaulle appelait "les petits notables de sous-préfectures", inadéquats pour une grande action nationale. C'est alors que l'Etat procède au découpage et à la création des régions, moins nombreuses, moins archaïques, permettant le dialogue entre des responsables politiques d'un type nouveau et des "forces vives", constituant des territoires pertinents pour l'action de l'Etat, seul dans un premier temps ("les circonscriptions d'action régionale") puis de l'Etat en concertation avec les autorités locales, dans un second temps (les régions proprement dites, devenues collectivités locales en 1982).
Dans ce sens, le territoire correspond à une vision nouvelle de la gestion de l'espace et, également, à une conception nouvelle de l'action publique. Plus rationnelle, plus économe, plus planifiée, l'action de l'Etat, dominée par la pensée technocratique de l'époque gaullienne, se lance à la fois dans la rationalisation des choix budgétaires (RCB) et dans la territorialisation de l'action étatique. Toutes les réflexions centrales sur "l'échelle de l'intervention publique" vont dans ce sens : action sur les quartiers, contrats de ville, contrats d'agglomération, contrats de pays, zones sensibles, etc... Chaque fois il s'agit, pour l'Etat, de choisir le territoire qui lui permet d'être le plus efficace. Les ministères, à travers des procédures territorialisées procèdent à un vaste "zonage" du territoire national, avec beaucoup d'incohérences dues à la tradition de la segmentation des politiques publiques, en grands secteurs verticaux s'ignorant les uns les autres. Par exemple, une étude menée sur les communes du Pays de Basse Vilaine montre que les habitants y relèvent de 19 ressorts territoriaux différents, consécutifs aux découpages non coordonnés des différentes administrations.
La décentralisation accentue pour l'Etat la nécessité de la déconcentration, c'est-à-dire du choix de l'échelle territoriale optimale pour sa présence sur l'ensemble du territoire, aux côtés des collectivités locales. La réflexion de la loi Pasqua (février 1995) sur l'aménagement et le développement du territoire de la République porte essentiellement sur le redécoupage des arrondissements et sur la redéfinition du rôle des sous-préfets.
Mais d'une manière plus générale, on peut lire sur la carte les strates successives des choix spatiaux sectoriels et incohérents de l'Etat. La politique de la ville s'inscrit à l'échelle des quartiers, puis des villes, puis des agglomérations. La politique de l'environnement découpe les périmètres des parcs naturels nationaux ou régionaux. La politique du tourisme dans l'espace rural induit les pays d'accueil. La politique de l'emploi s'effectue selon des bassins d'emploi ou selon le ressort des missions locales. La loi sur le RMI détermine le territoire des commissions locales d'insertion. On pourrait trouver bien d'autres exemples. Chaque fois, les logiques sectorielles aboutissent à des territoires différents, dans une complexité de plus en plus difficile à gérer.
les acteurs locaux à la recherche des territoires
Depuis 1965, des acteurs locaux associés dans un projet collectif cherchent à mettre en œuvre, en France, des opérations dites "de développement local". Aujourd'hui, après la période des pionniers, après celle des contrats de pays, après celle des chartes intercommunales d'aménagement et de développement, on peut identifier environ 350 territoires en développement, dont une cinquantaine d'urbains, à travers la France. Leur cartographie, leur étude, permettent-elles une approche plus ou moins scientifique de la notion de territoire ?
Il faut d'abord constater l'hétérogénéité du maillage consécutif à ce mouvement plus ou moins spontané, en tout cas largement issu "de la base". La dimension spatiale, le nombre d'habitants, la forme juridique de l'association, l'existence ou non d'une petite ville centre constituent autant de variables. Ici, quatre communes associées dans un projet global de développement rassemblent 3000 ou 4000 habitants. Là, 130 communes, elles aussi associées sur une volonté commune de maîtriser leur avenir et de faire jouer entre elles une certaine solidarité, totalisent 50 000 ou 60 000 habitants, voire plus. Ici, on est en présence de l'arrière pays d'une petite ville dynamique qui joue son rôle de locomotive du développement et qui assure l'interactivité entre l'espace rural et l'espace urbain (le Loudunais, le Chinonais, le Pays de Vitré, le Pays de Fougères...). Là, au contraire, on est situé dans le rural profond, à peine polarisé par des chefs lieux de cantons eux-mêmes exsangues. Ici, on suit fidèlement le découpage administratif, avec le poids considérable que jouent encore dans le rural les cantons et leurs conseillers. Là, au contraire, on transgresse allègrement les frontières administratives: les communes s'associent à cheval sur des cantons et des portions de cantons, par dessus les frontières départementales et régionales (le Pays de Redon...). Ici, la seule institutionnalisation est celle d'une association de Pays. Là, l'arsenal vaste et varié des établissements publics de coopération intercommunale fournit le support juridique de l'action commune, jumelée ou non avec une forme associative.
Les chercheurs n'arrivent pas à déterminer des règles précises dans l'élaboration d'un découpage du territoire qui semble surtout correspondre à des réalités organiques et d'ailleurs fluctuantes. Peut-on, cependant, identifier un certain nombre de pistes plus objectives induisant des découpages territoriaux? Ces entrées par différentes disciplines peuvent aussi servir à affiner quelque peu la notion de territoire.
Les géographes, et surtout ceux qui, depuis le début du siècle, appartiennent à ce que l'on appelle "l'école géographique française" ont travaillé sur la micro-région naturelle. Celle-ci peut être déterminée par le relief : une vallée et son bassin versant (la Soule ou le Beaufortain), une dépression au milieu d'un plateau (la "boutonnière" du Pays de Bray ou du Boulonnais), une dépression entre des plateaux calcaires et un massif primaire (l'Auxois), un massif isolé par un système de vallées (les Monts du Lyonnais). Ces éléments orographiques déterminent souvent des facteurs pédologiques, et par conséquent des terroirs, des modes et des trains de culture, les matériaux de construction des maisons traditionnelles, les paysages ouverts de la campagne ou les paysages fermés du bocage... En effet, aujourd'hui, certains territoires en développement correspondent, plus ou moins exactement, à cette approche géographique de l'espace.
Les historiens ont effectué des recherches fructueuses sur la continuité de certains découpages territoriaux. Les Pays d'aujourd'hui recouvrent, parfois, les pagii gallo-romains dont ils gardent l'étymologie et les pagii eux-mêmes découlent assez souvent du territoire des tribus gauloises : le Pays de Vannes en constitue un exemple bien connu. Les comtés médiévaux appartiennent fréquemment à la même lignée. C'est le cas, par exemple, du Maconnais. Qui dit histoire, dit aussi mémoire collective, voire système culturel spécifique ayant conservé des éléments marquants jusqu'à nos jours. Le Pays Bigouden, le Léon, la Cornouaille plongent leurs racines dans l'histoire, dans les fiefs des hobereaux bas-bretons et dans la forme des coiffes portées encore par quelques "vieilles".
Les écosystèmes constituent des territoires aux limites franches qui déterminent toute une vie végétale et animale fortement imbriquée. Les cultures traditionnelles s'adaptaient étroitement à ces milieux naturels. Des traces sont conservées jusqu'à notre époque et sont parfois remises en valeur pour déterminer des périmètres de développement s'appuyant sur le tourisme vert, la conservation et la mise en valeur des espaces naturels préservés : la Brenne, la Brière, la Marais Poitevin, bien d'autres en témoignent. Les écologistes parlent aussi de niche pour une espèce donnée, ce qui est une autre manière de parler d'un territoire de vie qui convient peut-être aussi à l'homme. Les spécialistes de la vie animale montrent comment les grands mâles dominants marquent et défendent leur territoire. Les acteurs du développement local parlent aussi de territoire habité, c'est-à-dire d'un espace marqué par l'activité collective et volontaire des hommes.
Les sociologues, de leur côté, ont apporté leurs travaux sur le sentiment d'appartenance : "dis-moi d'où tu es?". L'homme a besoin de racines, bien que dans des sociétés comme celle de la France les déracinés de l'intérieur et de l'extérieur dominent et les mutations économiques exigent la mobilité. En positif, ou en négatif, les jeunes des banlieues se disent, se sentent d'une cité, d'une ZUP, plutôt que d'une commune. La stigmatisation est aussi une manière de marquer un territoire.
La science politique insiste sur les circonscriptions électorales, c'est-à-dire sur le territoire du politique, que la décentralisation a considérablement renforcé. L'aire électorale d'un maire, d'un conseiller général, d'un député peuvent grandement influencer le périmètre d'un territoire en développement, dans la mesure où la conception et la réalisation d'un projet collectif dépendent de la capacité des hommes à s'entendre, en tenant compte ou au-delà des clivages partisans. Il faudrait détailler les aléas de la coopération intercommunale coincée entre l'esprit de clocher et la nécessité de mener des réalisations en commun pour survivre. Il faudrait illustrer le difficile passage d'une coopération intercommunale étroitement limitée à la réalisation d'équipements et de services communs dans l'esprit d'une économie d'échelle, à une coopération intercommunale de développement et d'aménagement du territoire, basée sur des projets collectifs démocratiquement élaborés et sur une solidarité laborieusement construite, y compris sur le plan fiscal. Il faudrait montrer les avancées et les régressions liées à la fluctuation des constellations d'acteurs. Tel ancien pays en développement éclate en plusieurs communautés de communes à cause de la volonté de chaque conseiller général de garder la maîtrise de "son" territoire. Telle commune rentre dans le périmètre du territoire en développement ; telle commune en sort à la suite d'une alternance politique ou d'un calcul égoïste de son intérêt. On parle de territoires à géométrie variable, comme on parle de coopération intercommunale à géométrie variable. Le pragmatisme circonstanciel l'emporte alors sur toute rationalité.
le projet fait le territoire
La leçon que l'on peut tirer de l'histoire du mouvement du développement local en France est, en définitive, que le projet de développement doit précéder le choix du territoire. Il est plus important que lui. Il n'y a pas de véritable territoire, sans projet des acteurs qui l'habitent. Le territoire est déterminé par le réseau des acteurs qui sont capables de travailler ensemble à un projet global de développement. C'est le territoire des acteurs que tous les autres facteurs, géographiques, historiques, sociologiques, politico-administratifs peuvent aussi façonner, mais seulement de manière secondaire.
Achevons en évoquant trois difficultés. Le découpage de l'espace voulu par le mouvement descendant de l'Etat vers le territoire doit rencontrer le territoire déterminé par le mouvement ascendant des acteurs locaux du développement qui cherchent la reconnaissance et les financements des pouvoirs publics. Ce compromis n'est jamais facile. Deuxième remarque : il faut abandonner le vieux rêve d'un espace français redécoupé de manière stable par le mouvement du développement local ; il faut accepter la complexité, l'incertitude, les fluctuations d'une réalité organique, vivante, qui ne détermine pas un nouveau découpage administratif, mais qui témoigne de la capacité conjoncturelle des hommes à prendre leur avenir en mains, dans un espace où ils se reconnaissent et se construisent des solidarités, de manière plus ou moins durable. Troisième précaution : il faut se garder de toute tentation autarcique à l'intérieur des territoires en développement. A certaines époques, le développement local était guetté par les dangers de l'unanimisme ("il fait bon vivre, entre soi, au pays") et par les dangers de l'isolationnisme ("vivre et travailler au pays"). Aujourd'hui, à peu près tout le monde s'accorde pour reconnaître, et si possible maîtriser, les interdépendances et pour rompre l'isolement par la mise en réseaux. Je suis citoyen actif de mon petit territoire en développement, mais aussi citoyen de la France, de l'Europe, du monde. L'économie locale que je construis au sein de mon projet global de développement ne m'isole pas, ne me protège pas des conséquences majeures de la mondialisation de l'économie. La culture locale (le patrimoine) que je cherche à revivifier ne me permet pas de me tenir à l'écart de la culture dominante et universelle. Je gère cet antagonisme majeur d'être à la fois de quelque part et de nulle part.
Georges Gontcharoff