code de la famille senegal
Durant les années 1990, un groupe d’intellectuels sénégalais a proposé la promotion d’un Code de statut personnel et l’abrogation du Code de la famille voté en 1973. L’objectif des membres de ce groupe était de subvertir l’orientation politique du Sénégal en utilisant le débat sur le Code de la famille et sur le statut des femmes. On ne peut comprendre ce phénomène sans explorer la relation entre islam et politique sur le long terme, et en particulier la question de la démocratie dans les sociétés musulmanes et dans la pensée politique islamique. Il est aussi important de comprendre les droits et le statut des femmes du point de vue du discours islamique.
La tentative de certains groupes musulmans au Sénégal d’établir un nouveau Code de statut personnel qui viendrait remplacer le Code de la famille de1972, doit être comprise du point de vue d’une perspective internationale et de la renaissance d’un débat sur l’islam politique.
1 Cf. Ghassan Ascha, Du statut inférieur de la femme en Islam. Paris, L’Harmattan, 1987.
2 Ghassan Ascha, op. cit. p. 13.
2La problématique de l’islam et de la modernité au Sénégal n’est ni nouvelle ni propre au Sénégal. À la fin du XIXe siècle, un courant réformiste vit le jour a l’intérieur de quelques pays arabes. Né à la suite des changements sociaux et économiques ainsi que des contacts avec la civilisation européenne, ce courant permit l’émergence d’une élite de penseurs qui tentèrent d’adapter les enseignements de l’islam aux exigences nouvelles de l’époque1. C’est ainsi qu’ils lancèrent un appel à l’islam des origines ; cette attitude sera suivie par celle d’auteurs contemporains féministes comme l’égyptienne Nawal al-Saadawiconnue pour ses positions progressistes2. Seulement, cet islam tel qu’il était vécu au VIIe siècle peut-il solutionner les multiples défis qui se posent aux sociétés musulmanes actuelles ?
3La problématique de l’islam et la modernité tourne autour d’un certain nombre de préoccupations comme la pensée politique de l’islam à travers le débat sur la laïcité et la démocratie, l’islam face au libéralisme et à la question des droits individuels, et principalement la place des femmes dans les sociétés musulmanes et enfin l’exigence d’une nouvelle exégèse des textes religieux qui suppose la réactualisation de l’effort d’interprétation réflexive des textes ou ijtihâd.
De la pensée politique en islam
3 Paul Balta a fait un bon résumé de tous ces évènements dans L’Islam dans le monde dossier établi e (...)
4La victoire de l’imam Khomeyni en février 1979 et, en avril, l’instauration de la République islamique suivie, en novembre de l’occupation de l’ambassade des États-Unis à Téhéran avec cinquante-deux diplomates, constitue le point de départ d’une réactualisation du débat autour de l’islam politique3 ; débat qui va être renforcé avec la situation en Algérie. À partir des années 1990, l’expérience du Front islamique du salut (FIS) pose, avec acuité, la relation entre « l’islam politique » et la démocratie, mais surtout contribue à une réflexion sur la pensée politique inhérente aux textes religieux (le Coran et les hadith). L’élaboration d’une pensée postérieure à la révélation constitue un point essentiel du débat. Pour revenir aux exigences démocratiques, comment concilier par exemple l’appartenance à la communauté (umma’) islamique et une revendication citoyenne ?
Des fondements de l’islam politique
4 On pense plus particulièrement à l’ouvrage très intéressant de W. Montgomery Watt, La pensée politi (...)
5Selon certains penseurs4, les religions ne comportent pas à proprement parler de concepts politiques. Pour eux, il arrive qu’une religion défende les idées politiques de sa région d’origine. Tel semble être le cas de l’islam. Avec le Prophète Muhammad, le mouvement religieux qu’il lança n’avait aucune portée politique évidente. Seulement, avec le temps, les grands marchands de la Mecque finirent par craindre le Prophète d’Allah. La Hijra (Hégire), en 622 de J.-C., marqua le début de ses activités politiques qui s’expliqua aisément par l’agrandissement de la communauté musulmane. Les accords qu’il conclut avec les clans de Médine impliquaient la constitution d’un nouveau corps politique. La « Constitution de Médine », comme le préconisent le réformiste salafiste MuhammadRachid Ridda (1865-1935) et tous les tenants de l’islam politique, répond-elle aux questions et aux attentes qui se posent aux sociétés musulmanes contemporaines ?
6L’essentiel de ce pacte se situe autour de la place du clan dans la communauté musulmane (umma’), les relations entre ses membres, surtout leur solidarité face au sang versé. Pourtant, les idées développées par les penseurs islamiques que sont le Pakistanais Abul Ala Mawdudi (1903-1979), l’Iranien AliShariati (1933-1977) et l’Égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) tournent autour d’une vision essentielle : « L’islam est à la fois religion et gestion de l’État » (al-islâm dîn wa dawla)et est par conséquent politique.
Islam et démocratie
5 On les appelle ainsi, les califes bien inspirés (râshidûn), les quatre califes qui se sont succédés (...)
7La relation entre l’islam et la démocratie se pose en termes de revendication des islamistes, les tenants de l’islam politique, mais aussi de besoin de séparation des pouvoirs, par conséquent, la problématique de la laïcité. Pour les islamistes, la démocratie se fonde sur la consultation (shura) de la communauté des croyants, notamment pour ce qui concerne les notions fondamentales, de ceux et seulement ceux qui ont le pouvoir de délier et de lier (dhawu al-hal’ wal’ aqqi ), c’est-à-dire ceux qui, après la disparition des califes « bien guidés » (râshidûn)5, forts d’une connaissance achevée des textes coraniques, peuvent, par un consensus (ijma)supposé infaillible, et non par un vote aléatoire et partisan supposésubjectif, parvenir à dégager le vrai et écarter le faux. Naturellement, les tenants de la démocratie ne manquent pas de critiquer cette vision.
8Ainsi dans un pays comme le Sénégal où les confréries jouent un rôle important, le disciple ou taalibé, va-t-il continuer à prendre le dessus sur le citoyen, par exemple au moment du vote ? Cette question prend tout son sens lorsqu’on sait que la consigne de vote ou ndiguël en wolof, a toujours été respectée par la majorité des disciples d’un marabout qui en fait l’usage. Pourtant le Sénégal, au moment de son accession à l’indépendance en 1960, adopta la Constitution de la Ve République française, la centralisation, la laïcité, la liberté d’organisation syndicale, le système légal basé sur le Code napoléonien avec, certes quelques modifications mineures. L’article premier de la Constitution stipule, en effet, que la république est laïque, démocratique et sociale. Elle assure la l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race, de sexe et de religion. Elle respecte toutes les croyances.
6 Au cours d’une manifestation politique coorganisée par des partis politiques et le groupe religieu (...)
9Il faut considérer à ce niveau le caractère confrérique de l’islam sénégalais, ses rapports avec l’administration depuis la période coloniale, le rôle des religieux dans le système éducatif, les prises de position politiques parfois spectaculaires de certains chefs religieux parmi lesquels on peut évoquer les rapports parfois difficiles entre Shaykh Ahmad Tijâni Sy de la confrérie Tijâniyya et le gouvernement de Senghor, ou encore la consigne (ndigël) politique du représentant (khalifa) général des Mourides, Abdûl Lahad Mbacké en faveur du candidat Abdou Diouf à l’élection présidentielle en 1988, ou enfin l’implication du groupe religieux, les Moustarchidines, lors des événements de février 1994…6.
10Au Sénégal, l’État n’est pas fondamentalement menacé dans ses opinions laïques, même si on note des interférences entre le politique et le religieux. Il n’est pas rare de voir le politique lui-même s’appuyer sur le religieux, parfois le manipuler à des fins électoralistes ou pour neutraliser certains secteurs de la société ; on peut citer comme exemple le rôle joué par Falilou Mbacké, représentant (khalifa) des Mourides de l’époque, pour le dénouement de la grève des travailleurs en mai 1968.
11Le jeu peut fonctionner normalement tant qu’il n’y a pas de crise de l’État. Par contre, les choses deviennent plus compliquées lorsqu’il s’agit de transformer la société. Les limites de toute entreprise allant dans ce sens peuvent s’expliquer par les dimensions culturelles du sous-développement qui se manifestent à travers l’analphabétisme. Ainsi, certaines libertés comme celle de la presse perdent du contenu. Naturellement, le sous-développement économique et politique ne libère pas l’individu.
12Enfin, l’emprise des autorités religieuses sur leurs fidèles n’est pas à négliger. On peut noter des dysfonctionnements entre les exigences d’un État moderne à caractère universel et les besoins qu’ont certains guides religieux à affirmer leur autorité. Ce fut le cas de la fermeture des écoles laïques à Touba courant 1996 décrétée par le marabout lui-même, le statut de villes libres de fait de certains centres religieux, le problème de la fiscalité dans le secteur informel.
13L’État sénégalais n’a pas seulement à faire face aux différentes familles maraboutiques mais aussi aux islamistes. Le mouvement réformiste, dans son discours, a tenté de remettre en question les fondements laïcs de l’État. Ainsi dès sa naissance, l’Union culturelle musulmane (UCM) opta pour l’État islamique de la loi musulmane (Sharî‘a) et une critique de l’islam confrérique. A partir des années 1970, l’UCM perd son caractère de mouvement islamique de réforme indépendant. Malgré tout, les idées réformistes n’ont pas disparu et en cette fin du XXe siècle, la revendication autour des libertés individuelles devient de plus en plus pressante.
La place des femmes et le discours islamique sur le Code de la famille
14La société sénégalaise, à l’instar de ce qui se passe dans le monde, est en pleine mutation. La crise économique, celle des valeurs, projettent les femmes au-devant de la scène. Les femmes se situent au cœur du débat sur la modernité au Sénégal. Elles revendiquent plus d’instruction, plus de place dans les sphères de décision et une application intégrale de l’option démocratique dans le pays. Seulement, pour freiner leur élan, les textes sacrés sont souvent invoqués au Sénégal. Aussi, les femmes doivent-elles se mettre à l’école de l’exégèse coranique pour trouver des arguments allant dans le sens de l’égalité des droits. Peut-on par exemple, à partir des textes, combattre la polygamie ou justifier l’autorité parentale ? Dans quelles conditions une musulmane peut-elle s’adonner à la contraception ou à l’avortement ? Le débat est largement ouvert.
15Mais les femmes sont, aujourd’hui, en mesure de démontrer que la tension que l’on essaie d’entretenir entre les forces de modernisation – assimilées, à tort ou à raison, à une tentative d’occidentalisation – et un conservatisme d’essence musulmane, peut ne pas avoir de bases solides. D’une part, le Coran avait donné à la femme, au départ, un statut juridique supérieur à celui des autres femmes dans le monde. D’autre part, le sort des femmes musulmanes varie d’un pays musulman à l’autre. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les modes de vie dans les pays occidentaux n’étaient guère différents de ceux des femmes dans les pays musulmans, seule la mobilisation des femmes faisait la différence. Enfin, dans le difficile combat pour l’émancipation, la cible des musulmanes est moins la religion que les structures sociales et mentales sclérosées. Une exégèse des textes en fonction de l’évolution sociale s’avère un impératif. Mais avant de revenir sur l’interprétation réflexive des textes ou ijtihâd, revenons sur l’évolution du débat sur le statut des femmes et l’islam au Sénégal.
16Sous le président Senghor, les initiatives premières en vue d’une réforme politique furent discontinues, le caractère laïc de l’État fut affirmé avec force. Cette option devint claire au moment de l’élaboration du Code de la famille. La codification pour une loi nouvelle de la famille débuta sous le président du Conseil, Mamadou Dia (décret du 12 avril 1961). En 1965, Senghor désigna de nouveau le Comité des options pour le Code de la famille. Cette commission avait en charge l’unification des différentes formes de lois, car comment faire coexister les lois relevant de la coutume indigène, de la loi musulmane (Sharî‘a) et le Code napoléonien. Après six années de travail, le Code de la famille fut présenté aux Sénégalais en 1972. Ses principales caractéristiques sont l’unification de la loi, l’affirmation affichée du caractère laïc de la société, la reconnaissance des principes des droits individuels et le principe de l’égalité de tous les citoyens.
7 Ce débat fut publié dans le journal Le Quotidien, 28 mars 2003.
17Le Conseil supérieur islamique au Sénégal créa en 1996 le Comité islamique pour la réforme du Code de la famille au Sénégal ou CIRCOFSqui critiqua vivement le Code de la famille, dans le but de le réformer et de créer un État islamique renforçant le patriarcat de la société sénégalaise, avec à la clé, le rétablissement de la répudiation, l’élimination de l’héritage de l’enfant dit « naturel », le maintien de l’autorité du père : « Pour nous, musulmans, nous devons souligner que l’islam a été régulé depuis quatorze siècles par le Coran, la constitution suprême qui concerne tous les sujets relatifs au mariage, au divorce, à la succession ou à d’autres contrats sociaux. Ces prescriptions immuables et irréfutables sont respectées à travers le monde, sans la moindre petite modification par tous les savants et tous les gouvernements où ils sont institués. Nous sommes par conséquent surpris que le Sénégal apporte désormais des « innovations », pour ne pas dire des distorsions, à cette loi alors même que la colonisation admettait un code musulman et a créé des juridictions spéciales pour les musulmans (…) nous proclamons solennellement notre résolution à rejeter catégoriquement toute mesure, qu’elle soit ou non officielle, qui ne respecterait pas les principes sacrés de notre religion »7.
8 Ibid.
18Le Code de statut personnel est le travail d’activistes et de militants islamistes. Les initiateurs du Code ont besoin du soutien des chefs religieux pour rallier la société afin de saper l’État de ses fondements séculaires et d’imposer progressivement la loi musulmane (Sharî‘a) : « En conclusion, nous avons la ferme intention de mettre en place notre Code de statut personnel avec la bénédiction et le soutien d’éminents leaders religieux, dès lors qu’ils auront exprimé leur approbation. Déjà, nous convoquons toutes les associations islamiques au Sénégal, tous les hommes et les femmes qui, individuellement et collectivement, font leur possible pour établir un nouveau Sénégal respectueux des valeurs religieuses des gens qui sont profondément religieux, pour mobiliser et intervenir activement afin que l’alternance gouvernementale et le parlement adoptent résolument le Code de statut personnel »8.
9 Ibid.
19À un certain niveau, le Code de la famille était assimilé à l’héritage de l’expérience coloniale. Cela explique les critiques contre « le sécularisme d’État » considéré comme « un concept qui ne possède pas de définition légale… Le concept de sécularisme, qui apparaît dans la plupart des Constitutions européennes, a été importé de France, et il est par conséquent appliqué par imitation dans la Constitution. Dans la plupart des pays européens, la religion occupe une certaine place qui est difficile à imaginer dans notre partie du monde. La France est le seul pays où aucune éducation religieuse n’est organisée dans les écoles publiques. En Allemagne, en Grèce, en Italie, en Espagne, au Danemark, en Suède, ou en Belgique, l’éducation religieuse est organisée dans les écoles publiques, et même dans certains cas pour les minorités musulmanes. Il va sans dire que dans de tels pays, le droit de la famille prend les traditions religieuses et culturelles des gens en compte »9.
10 Ibid.
11 Ibid.
20Concernant la question de la communauté chrétienne au Sénégal, l’opinion des membres du CIRCOFS fut sans ambiguïté : « Dans une démocratie, on doit respecter la volonté de la majorité. Surtout, les chrétiens et les non musulmans peuvent avoir un droit d’exception, ce qui est conforme à leur religion et à leurs conceptions philosophiques »10. À ceux qui prétendent distinguer entre les affaires religieuses et les affaires politiques, ou pour les tenants du sécularisme pour lesquels la religion appartient à la sphère privée, le CIRCOFS répond : « Ceux qui désirent que la religion demeure une affaire privée sont opposés à la volonté de la population – la seule entité souveraine après Dieu – d’adopter un Code de statut personnel qui se conforme aux convictions religieuses, nous devons nous rappeler qu’en français le mot religion concerne seulement les relations entre l’homme et Dieu, ou comme le dit le dictionnaire le Petit Robert « avec un être supérieur ou reconnu comme tel », pour nous musulmans, le mot diiné en wolof inclut non seulement les relations entre l’homme et Dieu, mais aussi les relations de l’homme avec son prochain. Pour nous, diiné n’est pas une affaire privée restreinte à un domaine « privé », c’est une affaire qui concerne à la fois le privé et le public. On ne peut pas violer la liberté de choix inscrite dans la Constitution en imposant, par dessus tout, et à tout le monde, une législation comme le code de la famille qui viole les décrets religieux. Car les règles décrétées par Dieu, ou révélées par le Prophète (Paix et Salut sur Lui), représentent l’autorité suprême comparée aux règles décrétées par les députés ou le parlement »11.
12 Ibid.
21De plus, le CIRCOFS dénonce l’application restreinte qu’aura ce Code dans la société pour régler les conflits familiaux : « En réalité, le code de la famille relève seulement des tribunaux départementaux et régionaux qui utilisent la langue française »12. Pour ces réformateurs, les élites politiques et administratives, éduquées dans des écoles françaises, sont influencées par des concepts étrangers. Ces élites sont considérées comme arrogantes dans leur intention d’établir des lois conformément à leurs aspirations étrangères et personnelles alors que celles-ci sont en opposition avec la grande majorité de la population qui est attachée aux convictions religieuses musulmanes. Selon le CIRCOFS, le Code de la famille que l’on efforcera d’imposer sans succès aux citoyens qui le rejetteront et qui ne l’appliqueront pas, est une situation très grave pouvant conduire le pays à l’anarchie.
13 Roman Loimeier, «The secular state and Islam in Senegal», in Questionning the secular state, David (...)
22Le gouvernement adoptera néanmoins « leur Code de la famille », malgré l’opposition des leaders religieux, dans l’espoir que les Sénégalais l’accepteront. Le Code est relativement pratiqué en milieu urbain, par contre il reste ignoré dans les zones rurales qui sontsous l’influence des religieux. Ainsi le Calife général des Mourides, Abdûl Ahad Mbacké a récusé la validité du Code de la famille sur toute l’étendue du territoire de Touba, où seule la loi de Dieu sera appliquée13. D’ailleurs en 1977, le président de la Cour suprême Kéba Mbaye tirait la sonnette d’alarme : le Code de la famille n’était pas rigoureusement appliqué, au moment où l’administration, sous Senghor, n’a pas voulu procéder à une révision, ce fut précisément le 19 novembre 1977. La critique du Code de la famille est l’exercice favori des islamistes. Shaykh Abdoulaye Dièye, leader d’un parti religieux, le FSD-BJne manque pas de saisir toutes les opportunités pour en demander l’abrogation.
23Le débat sur la limitation de la polygamie introduit par le Fonds des nations unies pour la population (FNUAP) avec les parlementaires en 1998, le débat sur l’autorité parentale qu’exigent les associations de femmes, ainsi que la lutte contre les violences faites aux femmes, relancentla réflexion sur le rôle de l’islam en tant qu’idéologie. Comment concilier les exigences du monde moderne et les croyances profondes de la foi ? Pour ce qui concerne l’islam, il faut retourner aux méthodes de réflexion de l’islam.
Pour une exégèse des textes religieux : la réactualisation de l’effort réflexif ou ijtihâd
24Pour déterminer le statut de la femme, il faut reconnaître l’islam dans sa dimension textuelle mais aussi réfléchir à la culture arabe du point de vue de la longue durée. On peut remarquer que l’islam comporte schématiquement trois cercles concentriques. Le premier concerne la doctrine musulmane telle qu’elle ressort des Écritures : le Coran et la Sunna. Alentour s’élargit le deuxième cercle où s’agencent les interprétations canoniques, les branches qui en sont issues (sunnite, shiite, kharijite), les écoles juridiques et les sectes qu’elles fondent (shafiite, hanafite, hanbalite et malikite). Le dernier cercle englobe les deux premiers, mais aussi les traditions préislamiques et les coutumesenracinées dans les divers lieux, ethnies et histoires. Sur beaucoup de questions, comme les rapports sociaux (muamalat), il faut considérer ces différents éléments. L’interprétation des textes doit tenir compte de l’évolution des sociétés.
14 Jeune Afrique n° 1930 du 6 au 12 janvier 1998.
25Dans une interview remarquable accordée à Jeune Afrique14, Mohammad Talbi estime nécessaire d’utiliser toutes les ressources de la connaissance scientifique moderne pour dissoudre « certaines conceptions véhiculées par l’imaginaire dominant ». Parmi celles-ci, l’incompatibilité entre islam et laïcité. Mohammad Talbi assume l’intégrité du message coranique, mais ajoute : « Je veux redonner la parole à Dieu, contre ceux qui l’ont accaparée et prétendent en être les seuls interprètes infaillibles ». Abordant certains versets du Coran, on lui rétorque que l’inégalité des sexes semble fixée par le Coran. Talbi réplique qu’une histoire globale de la Révélation donne la réponse. Le fameux verset de la sourate « des femmes » où il est dit que les hommes ont la prééminence sur les femmes tant qu’ils subviennent à l’ensemble de leurs besoins, n’exprime pas une approbation mais une tolérance assortie de réprobation. Cela signifie qu’au moment opportun, cette tolérance devra disparaître puisqu’elle a été accordée dans un contexte particulier et qu’elle est globalement réprouvée par le législateur.
26On peut parler d’une nouvelle éthique musulmane. La foi est un acte individuel. D’ailleurs en islam, personne n’est habilité à juger le comportement du croyant qui n’a de compte à rendre qu’à lui-même. Le Coran est très clair qui cite cinq fois cette phrase : « Nulle âme ne porte le fardeau d’une autre âme ». Plusieurs versets coraniques insistent sur le fait que le Prophète a un devoir strict : transmettre intégralement le message.
15 Muhammad Saïd al-Ashmawy, l’Islamisme contre l’Islam. Paris, La Découverte, 1989.
27Pour les questions liées à la démocratie, avant d’admettre le principe de comptabilité ou d’exclusion entre l’islam et la démocratie, ne faudrait-il pas au préalable savoir si la relation que les islamistes établissent entre la religion et l’État est, de l’intérieur de l’islam, la seule lecture reçue ? À l’époque contemporaine, le débat est lancé par le théologien de l’université d’al-Azhar du Caire, Ali Abderraziq (1888-1966), qui défend l’idée que Muhammad ne fut jamais roi et qu’après lui, plus personne ne put se prévaloir, sinon par usurpation, de l’héritage de sa double fonction : prophète et chef de la communauté temporelle. L’islam n’est devenu « religion et État » (dîn wa dawla), au départ sous la forme du califat-imamat, que par le travail politique. Partant du constat qu’aucun des théologiens qui ont prétendu que la proclamation de l’imam est une obligation religieuse n’a pu citer un verset du Coran à l’appui de sa thèse, il en déduit que nul n’est autorisé à penser pouvoir rétablir le gouvernement de Dieu. Le juriste égyptien al-Ashmawy récuse lui aussi le principe de l’islam comme « religion et État » (dîn wa dawla) : « Le gouvernement du Prophète est le gouvernement de Dieu, fondé sur les valeurs religieuses et les principes moraux, et qui ne dévie jamais du côté des règles du comportement politique. Il ne peut exister que dans la mesure où existe un Prophète, il n’est point de Prophète après Muhammad : l’islam post-Muhammad est donc une religion pas une politique. En distinguant politique et religion, nous voulons poser que l’action politique est le fait de simples mortels, ni sacré, ni infaillible, et les gouvernements sont les élus des peuples et non de Dieu »15.
28Ces éléments de réflexion doivent nous aider à comprendre que l’islam et la modernité ne sont pas incompatibles. L’islam, en partant de l’interprétation réflexive des textes (ijtihâd) donne la possibilité au musulman de faire un effort d’interprétation personnelle pour comprendre les mutations qui s’opèrent au sein des sociétés dans le temps et l’espace. La foi n’est pas une abdication de l’intelligence, au contraire l’islam est une religion du savoir. L’évolution de la famille, de la femme, les relations de l’islam et la politique ne sauraient échapper aux questionnements.
http://droitcultures.revues.org/1963
code de la famille sénégal
La tentative de certains groupes musulmans au Sénégal d’établir un nouveau Code de statut personnel qui viendrait remplacer le Code de la famille de1972, doit être comprise du point de vue d’une perspective internationale et de la renaissance d’un débat sur l’islam politique.
1 Cf. Ghassan Ascha, Du statut inférieur de la femme en Islam. Paris, L’Harmattan, 1987.
2 Ghassan Ascha, op. cit. p. 13.
2La problématique de l’islam et de la modernité au Sénégal n’est ni nouvelle ni propre au Sénégal. À la fin du XIXe siècle, un courant réformiste vit le jour a l’intérieur de quelques pays arabes. Né à la suite des changements sociaux et économiques ainsi que des contacts avec la civilisation européenne, ce courant permit l’émergence d’une élite de penseurs qui tentèrent d’adapter les enseignements de l’islam aux exigences nouvelles de l’époque1. C’est ainsi qu’ils lancèrent un appel à l’islam des origines ; cette attitude sera suivie par celle d’auteurs contemporains féministes comme l’égyptienne Nawal al-Saadawiconnue pour ses positions progressistes2. Seulement, cet islam tel qu’il était vécu au VIIe siècle peut-il solutionner les multiples défis qui se posent aux sociétés musulmanes actuelles ?
3La problématique de l’islam et la modernité tourne autour d’un certain nombre de préoccupations comme la pensée politique de l’islam à travers le débat sur la laïcité et la démocratie, l’islam face au libéralisme et à la question des droits individuels, et principalement la place des femmes dans les sociétés musulmanes et enfin l’exigence d’une nouvelle exégèse des textes religieux qui suppose la réactualisation de l’effort d’interprétation réflexive des textes ou ijtihâd.
De la pensée politique en islam
3 Paul Balta a fait un bon résumé de tous ces évènements dans L’Islam dans le monde dossier établi e (...)
4La victoire de l’imam Khomeyni en février 1979 et, en avril, l’instauration de la République islamique suivie, en novembre de l’occupation de l’ambassade des États-Unis à Téhéran avec cinquante-deux diplomates, constitue le point de départ d’une réactualisation du débat autour de l’islam politique3 ; débat qui va être renforcé avec la situation en Algérie. À partir des années 1990, l’expérience du Front islamique du salut (FIS) pose, avec acuité, la relation entre « l’islam politique » et la démocratie, mais surtout contribue à une réflexion sur la pensée politique inhérente aux textes religieux (le Coran et les hadith). L’élaboration d’une pensée postérieure à la révélation constitue un point essentiel du débat. Pour revenir aux exigences démocratiques, comment concilier par exemple l’appartenance à la communauté (umma’) islamique et une revendication citoyenne ?
Des fondements de l’islam politique
4 On pense plus particulièrement à l’ouvrage très intéressant de W. Montgomery Watt, La pensée politi (...)
5Selon certains penseurs4, les religions ne comportent pas à proprement parler de concepts politiques. Pour eux, il arrive qu’une religion défende les idées politiques de sa région d’origine. Tel semble être le cas de l’islam. Avec le Prophète Muhammad, le mouvement religieux qu’il lança n’avait aucune portée politique évidente. Seulement, avec le temps, les grands marchands de la Mecque finirent par craindre le Prophète d’Allah. La Hijra (Hégire), en 622 de J.-C., marqua le début de ses activités politiques qui s’expliqua aisément par l’agrandissement de la communauté musulmane. Les accords qu’il conclut avec les clans de Médine impliquaient la constitution d’un nouveau corps politique. La « Constitution de Médine », comme le préconisent le réformiste salafiste MuhammadRachid Ridda (1865-1935) et tous les tenants de l’islam politique, répond-elle aux questions et aux attentes qui se posent aux sociétés musulmanes contemporaines ?
6L’essentiel de ce pacte se situe autour de la place du clan dans la communauté musulmane (umma’), les relations entre ses membres, surtout leur solidarité face au sang versé. Pourtant, les idées développées par les penseurs islamiques que sont le Pakistanais Abul Ala Mawdudi (1903-1979), l’Iranien AliShariati (1933-1977) et l’Égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) tournent autour d’une vision essentielle : « L’islam est à la fois religion et gestion de l’État » (al-islâm dîn wa dawla)et est par conséquent politique.
Islam et démocratie
5 On les appelle ainsi, les califes bien inspirés (râshidûn), les quatre califes qui se sont succédés (...)
7La relation entre l’islam et la démocratie se pose en termes de revendication des islamistes, les tenants de l’islam politique, mais aussi de besoin de séparation des pouvoirs, par conséquent, la problématique de la laïcité. Pour les islamistes, la démocratie se fonde sur la consultation (shura) de la communauté des croyants, notamment pour ce qui concerne les notions fondamentales, de ceux et seulement ceux qui ont le pouvoir de délier et de lier (dhawu al-hal’ wal’ aqqi ), c’est-à-dire ceux qui, après la disparition des califes « bien guidés » (râshidûn)5, forts d’une connaissance achevée des textes coraniques, peuvent, par un consensus (ijma)supposé infaillible, et non par un vote aléatoire et partisan supposésubjectif, parvenir à dégager le vrai et écarter le faux. Naturellement, les tenants de la démocratie ne manquent pas de critiquer cette vision.
8Ainsi dans un pays comme le Sénégal où les confréries jouent un rôle important, le disciple ou taalibé, va-t-il continuer à prendre le dessus sur le citoyen, par exemple au moment du vote ? Cette question prend tout son sens lorsqu’on sait que la consigne de vote ou ndiguël en wolof, a toujours été respectée par la majorité des disciples d’un marabout qui en fait l’usage. Pourtant le Sénégal, au moment de son accession à l’indépendance en 1960, adopta la Constitution de la Ve République française, la centralisation, la laïcité, la liberté d’organisation syndicale, le système légal basé sur le Code napoléonien avec, certes quelques modifications mineures. L’article premier de la Constitution stipule, en effet, que la république est laïque, démocratique et sociale. Elle assure la l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race, de sexe et de religion. Elle respecte toutes les croyances.
6 Au cours d’une manifestation politique coorganisée par des partis politiques et le groupe religieu (...)
9Il faut considérer à ce niveau le caractère confrérique de l’islam sénégalais, ses rapports avec l’administration depuis la période coloniale, le rôle des religieux dans le système éducatif, les prises de position politiques parfois spectaculaires de certains chefs religieux parmi lesquels on peut évoquer les rapports parfois difficiles entre Shaykh Ahmad Tijâni Sy de la confrérie Tijâniyya et le gouvernement de Senghor, ou encore la consigne (ndigël) politique du représentant (khalifa) général des Mourides, Abdûl Lahad Mbacké en faveur du candidat Abdou Diouf à l’élection présidentielle en 1988, ou enfin l’implication du groupe religieux, les Moustarchidines, lors des événements de février 1994…6.
10Au Sénégal, l’État n’est pas fondamentalement menacé dans ses opinions laïques, même si on note des interférences entre le politique et le religieux. Il n’est pas rare de voir le politique lui-même s’appuyer sur le religieux, parfois le manipuler à des fins électoralistes ou pour neutraliser certains secteurs de la société ; on peut citer comme exemple le rôle joué par Falilou Mbacké, représentant (khalifa) des Mourides de l’époque, pour le dénouement de la grève des travailleurs en mai 1968.
11Le jeu peut fonctionner normalement tant qu’il n’y a pas de crise de l’État. Par contre, les choses deviennent plus compliquées lorsqu’il s’agit de transformer la société. Les limites de toute entreprise allant dans ce sens peuvent s’expliquer par les dimensions culturelles du sous-développement qui se manifestent à travers l’analphabétisme. Ainsi, certaines libertés comme celle de la presse perdent du contenu. Naturellement, le sous-développement économique et politique ne libère pas l’individu.
12Enfin, l’emprise des autorités religieuses sur leurs fidèles n’est pas à négliger. On peut noter des dysfonctionnements entre les exigences d’un État moderne à caractère universel et les besoins qu’ont certains guides religieux à affirmer leur autorité. Ce fut le cas de la fermeture des écoles laïques à Touba courant 1996 décrétée par le marabout lui-même, le statut de villes libres de fait de certains centres religieux, le problème de la fiscalité dans le secteur informel.
13L’État sénégalais n’a pas seulement à faire face aux différentes familles maraboutiques mais aussi aux islamistes. Le mouvement réformiste, dans son discours, a tenté de remettre en question les fondements laïcs de l’État. Ainsi dès sa naissance, l’Union culturelle musulmane (UCM) opta pour l’État islamique de la loi musulmane (Sharî‘a) et une critique de l’islam confrérique. A partir des années 1970, l’UCM perd son caractère de mouvement islamique de réforme indépendant. Malgré tout, les idées réformistes n’ont pas disparu et en cette fin du XXe siècle, la revendication autour des libertés individuelles devient de plus en plus pressante.
La place des femmes et le discours islamique sur le Code de la famille
14La société sénégalaise, à l’instar de ce qui se passe dans le monde, est en pleine mutation. La crise économique, celle des valeurs, projettent les femmes au-devant de la scène. Les femmes se situent au cœur du débat sur la modernité au Sénégal. Elles revendiquent plus d’instruction, plus de place dans les sphères de décision et une application intégrale de l’option démocratique dans le pays. Seulement, pour freiner leur élan, les textes sacrés sont souvent invoqués au Sénégal. Aussi, les femmes doivent-elles se mettre à l’école de l’exégèse coranique pour trouver des arguments allant dans le sens de l’égalité des droits. Peut-on par exemple, à partir des textes, combattre la polygamie ou justifier l’autorité parentale ? Dans quelles conditions une musulmane peut-elle s’adonner à la contraception ou à l’avortement ? Le débat est largement ouvert.
15Mais les femmes sont, aujourd’hui, en mesure de démontrer que la tension que l’on essaie d’entretenir entre les forces de modernisation – assimilées, à tort ou à raison, à une tentative d’occidentalisation – et un conservatisme d’essence musulmane, peut ne pas avoir de bases solides. D’une part, le Coran avait donné à la femme, au départ, un statut juridique supérieur à celui des autres femmes dans le monde. D’autre part, le sort des femmes musulmanes varie d’un pays musulman à l’autre. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les modes de vie dans les pays occidentaux n’étaient guère différents de ceux des femmes dans les pays musulmans, seule la mobilisation des femmes faisait la différence. Enfin, dans le difficile combat pour l’émancipation, la cible des musulmanes est moins la religion que les structures sociales et mentales sclérosées. Une exégèse des textes en fonction de l’évolution sociale s’avère un impératif. Mais avant de revenir sur l’interprétation réflexive des textes ou ijtihâd, revenons sur l’évolution du débat sur le statut des femmes et l’islam au Sénégal.
16Sous le président Senghor, les initiatives premières en vue d’une réforme politique furent discontinues, le caractère laïc de l’État fut affirmé avec force. Cette option devint claire au moment de l’élaboration du Code de la famille. La codification pour une loi nouvelle de la famille débuta sous le président du Conseil, Mamadou Dia (décret du 12 avril 1961). En 1965, Senghor désigna de nouveau le Comité des options pour le Code de la famille. Cette commission avait en charge l’unification des différentes formes de lois, car comment faire coexister les lois relevant de la coutume indigène, de la loi musulmane (Sharî‘a) et le Code napoléonien. Après six années de travail, le Code de la famille fut présenté aux Sénégalais en 1972. Ses principales caractéristiques sont l’unification de la loi, l’affirmation affichée du caractère laïc de la société, la reconnaissance des principes des droits individuels et le principe de l’égalité de tous les citoyens.
7 Ce débat fut publié dans le journal Le Quotidien, 28 mars 2003.
17Le Conseil supérieur islamique au Sénégal créa en 1996 le Comité islamique pour la réforme du Code de la famille au Sénégal ou CIRCOFSqui critiqua vivement le Code de la famille, dans le but de le réformer et de créer un État islamique renforçant le patriarcat de la société sénégalaise, avec à la clé, le rétablissement de la répudiation, l’élimination de l’héritage de l’enfant dit « naturel », le maintien de l’autorité du père : « Pour nous, musulmans, nous devons souligner que l’islam a été régulé depuis quatorze siècles par le Coran, la constitution suprême qui concerne tous les sujets relatifs au mariage, au divorce, à la succession ou à d’autres contrats sociaux. Ces prescriptions immuables et irréfutables sont respectées à travers le monde, sans la moindre petite modification par tous les savants et tous les gouvernements où ils sont institués. Nous sommes par conséquent surpris que le Sénégal apporte désormais des « innovations », pour ne pas dire des distorsions, à cette loi alors même que la colonisation admettait un code musulman et a créé des juridictions spéciales pour les musulmans (…) nous proclamons solennellement notre résolution à rejeter catégoriquement toute mesure, qu’elle soit ou non officielle, qui ne respecterait pas les principes sacrés de notre religion »7.
8 Ibid.
18Le Code de statut personnel est le travail d’activistes et de militants islamistes. Les initiateurs du Code ont besoin du soutien des chefs religieux pour rallier la société afin de saper l’État de ses fondements séculaires et d’imposer progressivement la loi musulmane (Sharî‘a) : « En conclusion, nous avons la ferme intention de mettre en place notre Code de statut personnel avec la bénédiction et le soutien d’éminents leaders religieux, dès lors qu’ils auront exprimé leur approbation. Déjà, nous convoquons toutes les associations islamiques au Sénégal, tous les hommes et les femmes qui, individuellement et collectivement, font leur possible pour établir un nouveau Sénégal respectueux des valeurs religieuses des gens qui sont profondément religieux, pour mobiliser et intervenir activement afin que l’alternance gouvernementale et le parlement adoptent résolument le Code de statut personnel »8.
9 Ibid.
19À un certain niveau, le Code de la famille était assimilé à l’héritage de l’expérience coloniale. Cela explique les critiques contre « le sécularisme d’État » considéré comme « un concept qui ne possède pas de définition légale… Le concept de sécularisme, qui apparaît dans la plupart des Constitutions européennes, a été importé de France, et il est par conséquent appliqué par imitation dans la Constitution. Dans la plupart des pays européens, la religion occupe une certaine place qui est difficile à imaginer dans notre partie du monde. La France est le seul pays où aucune éducation religieuse n’est organisée dans les écoles publiques. En Allemagne, en Grèce, en Italie, en Espagne, au Danemark, en Suède, ou en Belgique, l’éducation religieuse est organisée dans les écoles publiques, et même dans certains cas pour les minorités musulmanes. Il va sans dire que dans de tels pays, le droit de la famille prend les traditions religieuses et culturelles des gens en compte »9.
10 Ibid.
11 Ibid.
20Concernant la question de la communauté chrétienne au Sénégal, l’opinion des membres du CIRCOFS fut sans ambiguïté : « Dans une démocratie, on doit respecter la volonté de la majorité. Surtout, les chrétiens et les non musulmans peuvent avoir un droit d’exception, ce qui est conforme à leur religion et à leurs conceptions philosophiques »10. À ceux qui prétendent distinguer entre les affaires religieuses et les affaires politiques, ou pour les tenants du sécularisme pour lesquels la religion appartient à la sphère privée, le CIRCOFS répond : « Ceux qui désirent que la religion demeure une affaire privée sont opposés à la volonté de la population – la seule entité souveraine après Dieu – d’adopter un Code de statut personnel qui se conforme aux convictions religieuses, nous devons nous rappeler qu’en français le mot religion concerne seulement les relations entre l’homme et Dieu, ou comme le dit le dictionnaire le Petit Robert « avec un être supérieur ou reconnu comme tel », pour nous musulmans, le mot diiné en wolof inclut non seulement les relations entre l’homme et Dieu, mais aussi les relations de l’homme avec son prochain. Pour nous, diiné n’est pas une affaire privée restreinte à un domaine « privé », c’est une affaire qui concerne à la fois le privé et le public. On ne peut pas violer la liberté de choix inscrite dans la Constitution en imposant, par dessus tout, et à tout le monde, une législation comme le code de la famille qui viole les décrets religieux. Car les règles décrétées par Dieu, ou révélées par le Prophète (Paix et Salut sur Lui), représentent l’autorité suprême comparée aux règles décrétées par les députés ou le parlement »11.
12 Ibid.
21De plus, le CIRCOFS dénonce l’application restreinte qu’aura ce Code dans la société pour régler les conflits familiaux : « En réalité, le code de la famille relève seulement des tribunaux départementaux et régionaux qui utilisent la langue française »12. Pour ces réformateurs, les élites politiques et administratives, éduquées dans des écoles françaises, sont influencées par des concepts étrangers. Ces élites sont considérées comme arrogantes dans leur intention d’établir des lois conformément à leurs aspirations étrangères et personnelles alors que celles-ci sont en opposition avec la grande majorité de la population qui est attachée aux convictions religieuses musulmanes. Selon le CIRCOFS, le Code de la famille que l’on efforcera d’imposer sans succès aux citoyens qui le rejetteront et qui ne l’appliqueront pas, est une situation très grave pouvant conduire le pays à l’anarchie.
13 Roman Loimeier, «The secular state and Islam in Senegal», in Questionning the secular state, David (...)
22Le gouvernement adoptera néanmoins « leur Code de la famille », malgré l’opposition des leaders religieux, dans l’espoir que les Sénégalais l’accepteront. Le Code est relativement pratiqué en milieu urbain, par contre il reste ignoré dans les zones rurales qui sontsous l’influence des religieux. Ainsi le Calife général des Mourides, Abdûl Ahad Mbacké a récusé la validité du Code de la famille sur toute l’étendue du territoire de Touba, où seule la loi de Dieu sera appliquée13. D’ailleurs en 1977, le président de la Cour suprême Kéba Mbaye tirait la sonnette d’alarme : le Code de la famille n’était pas rigoureusement appliqué, au moment où l’administration, sous Senghor, n’a pas voulu procéder à une révision, ce fut précisément le 19 novembre 1977. La critique du Code de la famille est l’exercice favori des islamistes. Shaykh Abdoulaye Dièye, leader d’un parti religieux, le FSD-BJne manque pas de saisir toutes les opportunités pour en demander l’abrogation.
23Le débat sur la limitation de la polygamie introduit par le Fonds des nations unies pour la population (FNUAP) avec les parlementaires en 1998, le débat sur l’autorité parentale qu’exigent les associations de femmes, ainsi que la lutte contre les violences faites aux femmes, relancentla réflexion sur le rôle de l’islam en tant qu’idéologie. Comment concilier les exigences du monde moderne et les croyances profondes de la foi ? Pour ce qui concerne l’islam, il faut retourner aux méthodes de réflexion de l’islam.
Pour une exégèse des textes religieux : la réactualisation de l’effort réflexif ou ijtihâd
24Pour déterminer le statut de la femme, il faut reconnaître l’islam dans sa dimension textuelle mais aussi réfléchir à la culture arabe du point de vue de la longue durée. On peut remarquer que l’islam comporte schématiquement trois cercles concentriques. Le premier concerne la doctrine musulmane telle qu’elle ressort des Écritures : le Coran et la Sunna. Alentour s’élargit le deuxième cercle où s’agencent les interprétations canoniques, les branches qui en sont issues (sunnite, shiite, kharijite), les écoles juridiques et les sectes qu’elles fondent (shafiite, hanafite, hanbalite et malikite). Le dernier cercle englobe les deux premiers, mais aussi les traditions préislamiques et les coutumesenracinées dans les divers lieux, ethnies et histoires. Sur beaucoup de questions, comme les rapports sociaux (muamalat), il faut considérer ces différents éléments. L’interprétation des textes doit tenir compte de l’évolution des sociétés.
14 Jeune Afrique n° 1930 du 6 au 12 janvier 1998.
25Dans une interview remarquable accordée à Jeune Afrique14, Mohammad Talbi estime nécessaire d’utiliser toutes les ressources de la connaissance scientifique moderne pour dissoudre « certaines conceptions véhiculées par l’imaginaire dominant ». Parmi celles-ci, l’incompatibilité entre islam et laïcité. Mohammad Talbi assume l’intégrité du message coranique, mais ajoute : « Je veux redonner la parole à Dieu, contre ceux qui l’ont accaparée et prétendent en être les seuls interprètes infaillibles ». Abordant certains versets du Coran, on lui rétorque que l’inégalité des sexes semble fixée par le Coran. Talbi réplique qu’une histoire globale de la Révélation donne la réponse. Le fameux verset de la sourate « des femmes » où il est dit que les hommes ont la prééminence sur les femmes tant qu’ils subviennent à l’ensemble de leurs besoins, n’exprime pas une approbation mais une tolérance assortie de réprobation. Cela signifie qu’au moment opportun, cette tolérance devra disparaître puisqu’elle a été accordée dans un contexte particulier et qu’elle est globalement réprouvée par le législateur.
26On peut parler d’une nouvelle éthique musulmane. La foi est un acte individuel. D’ailleurs en islam, personne n’est habilité à juger le comportement du croyant qui n’a de compte à rendre qu’à lui-même. Le Coran est très clair qui cite cinq fois cette phrase : « Nulle âme ne porte le fardeau d’une autre âme ». Plusieurs versets coraniques insistent sur le fait que le Prophète a un devoir strict : transmettre intégralement le message.
15 Muhammad Saïd al-Ashmawy, l’Islamisme contre l’Islam. Paris, La Découverte, 1989.
27Pour les questions liées à la démocratie, avant d’admettre le principe de comptabilité ou d’exclusion entre l’islam et la démocratie, ne faudrait-il pas au préalable savoir si la relation que les islamistes établissent entre la religion et l’État est, de l’intérieur de l’islam, la seule lecture reçue ? À l’époque contemporaine, le débat est lancé par le théologien de l’université d’al-Azhar du Caire, Ali Abderraziq (1888-1966), qui défend l’idée que Muhammad ne fut jamais roi et qu’après lui, plus personne ne put se prévaloir, sinon par usurpation, de l’héritage de sa double fonction : prophète et chef de la communauté temporelle. L’islam n’est devenu « religion et État » (dîn wa dawla), au départ sous la forme du califat-imamat, que par le travail politique. Partant du constat qu’aucun des théologiens qui ont prétendu que la proclamation de l’imam est une obligation religieuse n’a pu citer un verset du Coran à l’appui de sa thèse, il en déduit que nul n’est autorisé à penser pouvoir rétablir le gouvernement de Dieu. Le juriste égyptien al-Ashmawy récuse lui aussi le principe de l’islam comme « religion et État » (dîn wa dawla) : « Le gouvernement du Prophète est le gouvernement de Dieu, fondé sur les valeurs religieuses et les principes moraux, et qui ne dévie jamais du côté des règles du comportement politique. Il ne peut exister que dans la mesure où existe un Prophète, il n’est point de Prophète après Muhammad : l’islam post-Muhammad est donc une religion pas une politique. En distinguant politique et religion, nous voulons poser que l’action politique est le fait de simples mortels, ni sacré, ni infaillible, et les gouvernements sont les élus des peuples et non de Dieu »15.
28Ces éléments de réflexion doivent nous aider à comprendre que l’islam et la modernité ne sont pas incompatibles. L’islam, en partant de l’interprétation réflexive des textes (ijtihâd) donne la possibilité au musulman de faire un effort d’interprétation personnelle pour comprendre les mutations qui s’opèrent au sein des sociétés dans le temps et l’espace. La foi n’est pas une abdication de l’intelligence, au contraire l’islam est une religion du savoir. L’évolution de la famille, de la femme, les relations de l’islam et la politique ne sauraient échapper aux questionnements.
http://droitcultures.revues.org/1963
code de la famille sénégal