Les rapports publiés par les organismes tels que Transparency international ne sont pas fiables. L’avis est du président de la Commission nationale de lutte contre la non-transparence, la corruption et la concussion (Cnlcc). Par ailleurs, Abdoul Aziz Bâ fait savoir, dans l’entretien qu’il nous a accordé, que bientôt, les membres de sa commission ne seront plus des travailleurs bénévoles puisqu’un projet de loi est dans le circuit. Lequel projet de loi devrait aussi proroger jusqu’à mars 2010 leur mandat qui est arrivé à son terme depuis mars 2007. Avec ce texte de loi, les membres de la Cnlcc seront, désormais, nommés pour six ans au lieu de trois. Sur les pouvoirs limités de la Commission, son président soutient que cela s’explique par le fait que les autorités ne veulent pas en faire une autorité de police ou un tribunal. Entretien.
Wal Fadjri : Quel est l’état de la corruption au Sénégal ?
Abdoul Aziz Bâ : La corruption, c’est partout pareil. Nous avons visité beaucoup de pays comme le Togo, le Nigeria, le Gabon. Tous ces pays disposent de commission de lutte contre la corruption. Au Sénégal, il y a espoir que cela va régresser dans les marchés publics. Lors d’une rencontre à Saly avec les ministres, le président de la République a interdit les marchés de gré à gré, c’est-à-dire des marchés dans lesquels il n’y a pas d’appel d’offres. Maintenant, tous les marchés se donnent par appel d’offres, une sorte de concours. Tous les entrepreneurs, en matière de travaux publics, sont informés qu’il y a tel ouvrage à faire et dans quelles conditions il faut le faire. Et puis, ceux qui sont écartés, ont des possibilités de recours pour faire annuler le marché. Ainsi, il y a une égalité parfaite entre les entrepreneurs. C’est un concours réel et non un choix. Or, si c’est un marché de gré à gré, vous choisissez la personne qui vous arrange et vous risquez de faire des deals entre vous au détriment de l’ouvrage public à faire. Transparency International et les organismes qui publient les indices de corruption dans les différents pays sont souvent des organismes qui sont animés par des motifs politiques, ensuite, les critères qu’ils donnent ne sont pas toujours fiables. Ce sont des gens qui restent dans des bureaux climatisés et font des calculs théoriques qui ne se fondent pas sur des réalités. Donc, ces indices de perception de corruption que l’on publie par les organismes, il ne faut pas s’y fier, entièrement.
Wal Fadjri : Et quels sont les véritables critères qui permettent de mesurer l’ampleur de la corruption ?
Abdoul Aziz Bâ : Mais il faut des études bien approfondies, plusieurs recherches et plusieurs recoupements, en prenant en compte, par exemple, des réclamations de citoyens. Actuellement, nous ne pouvons nous baser que sur ce que les gens nous envoient. Seulement, nous ne pouvons pas prendre en compte les lettres anonymes que certains nous envoient. Nous surveillons cela tout de même et nous les considérons comme une alerte.
Wal Fadjri : Mais au Sénégal, quel est le secteur où la corruption est plus présente ?
Abdoul Aziz Bâ : Le secteur le plus exposé, c’est dans les marchés publics. Mais, heureusement que depuis le 1er janvier 2008, nous avons un nouveau code des marchés publics. Le code est fait de telle sorte que la corruption devient très difficile. La procédure y est très minutieusement réglementée. Ce qui fait que les entrepreneurs qui sont écartés dans les marchés publics, se voient donner des voies de recours pour faire annuler les décisions injustes qui sont prises. Actuellement donc, c’est très difficile pour faire avancer la corruption dans ce secteur.
Wal Fadjri : Depuis que vous êtes là, combien de dossiers avez-vous eu à traiter ?
Abdoul Aziz Bâ : Une cinquantaine, à peu près. Mais, la plupart ne concernent pas la corruption parce que les gens ne connaissent pas le phénomène. Par exemple, nous voyons des gens qui perdent un procès et écrivent une lettre pour dire que c’est à cause de la corruption qu’ils ont perdu leur procès. C’est que nous n’avons pas les moyens de vérifier parce que nous ne pouvons que nous fonder sur le jugement. Ensuite, s’ils critiquent le jugement, la loi leur donne des voies de recours. Les cas de corruption invoqués ne sont pas nombreux et ne font pas, en principe, dix. Il faut noter que dans tous les cas, nous les avons mentionnés dans le rapport annuel.
‘Les populations ne connaissent pas ce qu’est, exactement, la corruption et les effets que cela peut engendrer dans un pays sous-développé’
Wal Fadjri : Lors de votre conférence de presse tenue la semaine dernière, vous sembliez dire que la Commission que vous dirigez, ne joue pas le rôle que ses membres auraient souhaité qu’elle joue. Comment expliquez-vous cela ?
Abdoul Aziz Bâ : La commission, depuis sa création, a entrepris beaucoup d’activités. Au départ, nous n’avions pas de moyens suffisants pour nous déployer comme nous l’aurions souhaité. Mais, à partir de novembre 2005, les autorités ont mis à notre disposition un siège, ce que nous n’avions pas depuis notre nomination, en mars 2004. Depuis novembre 2005, nous avons un siège et un budget et nous nous sommes déployés pour organiser beaucoup d’activités. Surtout des activités de sensibilisation des populations. Le problème, c’est que les populations ne connaissent pas ce qu’est, exactement, la corruption et les effets que cela peut engendrer dans un pays sous-développé. Dès que l’on parle de corruption dans un pays sous-développé, les investisseurs ne vont pas se hasarder à investir dans ce pays. Ils ont peur. C’est pourquoi la lutte contre la corruption est une nécessité pour, non seulement, le pays lui-même, pour sa crédibilité, mais encore pour attirer les investisseurs. Ce n’est donc pas tout à fait exact de dire que la commission n’a pas joué son rôle. Nous l’avons joué, mais, nous étions seuls (les membres). Les citoyens ne sont pas intervenus pour nous aider, en nous saisissant de réclamations. Nous nous sommes déployés sur le plan de la sensibilisation pour expliquer aux populations ce que signifie la corruption et leur expliquer ses effets dans un pays sous-développé. C’est ainsi que nous avons animé des conseils régionaux de développement (Crd) dans toutes les régions du Sénégal, avec des gouverneurs, préfets, des citoyens et des organisations professionnelles. Nous leur avons expliqué le mot et ses effets.
Wal Fadjri : A vous entendre parler, le mot corruption est difficile à comprendre. Quel contenu faut-il, alors, lui donner ?
Abdoul Aziz Bâ : Pour définir la corruption, il faut prendre un exemple précis. Par exemple, lorsque le gouvernement veut construire une route nationale, il y a un budget qui est prévu pour cela. Normalement, l’on doit faire des appels d’offres pour attribuer le marché. Mais, si le marché n’est pas réglementé de façon minutieuse, il peut y avoir du favoritisme, des privilèges que l’on fait à des entrepreneurs qui ne sont pas capables de réaliser l’ouvrage, dans des conditions optimales. C’est là, les privilèges que l’on appelle pots-de-vin qui font que les marchés sont attribués à des gens qui ne peuvent pas les réaliser au détriment de ceux qui sont capables de faire l’ouvrage. Ce qui fait que nous aurons une route de mauvaise qualité.
Wal Fadjri : Donc, partant de votre explication, la corruption n’est perceptible qu’au niveau de la passation des marchés ?
Abdoul Aziz Bâ : Non. La corruption n’est pas seulement à ce niveau. Mais il reste que c’est dans les marchés publics qu’elle est plus nuisible. C’est-à-dire là où l’on organise les grands travaux de l’Etat. Sinon, la corruption existe à tous les niveaux. Par exemple, dans la circulation automobile, dans l’attribution des pièces d’état-civil où l’on peut faire revenir quelqu’un, à plusieurs reprises, pour l’obliger à payer quelque chose pour retirer sa pièce. C’est dans tous les domaines et c’est un phénomène qui est général. Ce n’est pas seulement au Sénégal. C’est dans tous les pays.
‘La petite corruption, c’est au niveau de la police de la circulation, de l’état-civil, de la douane, en matière fiscale… C’est cela que nous combattons actuellement par la sensibilisation des citoyens’.
Wal Fadjri : Au niveau des marchés publics, c’est presque un pari gagné pour vous. Et au niveau de la petite corruption ?
Abdoul Aziz Bâ : Au niveau de la petite corruption, nous comptons, absolument, sur la sensibilisation des populations pour leur demander de refuser la corruption et de nous adresser des réclamations.
Wal Fadjri : Donc, votre problème, c’est au niveau de la petite corruption ?
Abdoul Aziz Bâ : La petite corruption, c’est au niveau de la police de la circulation, de l’état-civil, de la douane, en matière fiscale… C’est cela que nous combattons actuellement par la sensibilisation des citoyens, en leur faisant connaître leurs droits. Cela existe dans tous les pays. Ce n’est pas au Sénégal seulement.
Wal Fadjri : Votre principal handicap n’est-il pas que vous ne pouvez pas vous auto-saisir ?
Abdoul Aziz Bâ : Voilà. Nous ne pouvons pas nous auto-saisir. Nous constatons, d’ailleurs, que des gens ne comprennent pas ce que veut dire l’auto-saisine. L’auto-saisine, c’est lorsque l’on peut, une fois au courant d’un fait de corruption ou de non-transparence dans l’administration, se saisir soi-même et déclencher l’affaire. Nous n’avons pas cela. Il faut une réclamation d’un citoyen, à travers une lettre.
Wal Fadjri : Cela ne rend-il pas plus hardie votre mission quand on sait que les Sénégalais n’ont pas la culture de la délation ?
Abdoul Aziz Bâ : Oui. Mais, il faut que les Sénégalais comprennent le sens de la loi. Si les autorités disent que nous ne pouvons pas nous auto-saisir, c’est pour faire comprendre que nous ne sommes pas une autorité de police…
Wal Fadjri : Mais vous fustigez, tout de même, de ne pas avoir assez de pouvoirs pour mieux jouer votre rôle…
Abdoul Aziz Bâ : Nous ne pouvons pas fustiger cela du fait que nous n’avons pas à intervenir dans le choix de systèmes qui sont installés par l’Etat. Ce que nous pouvons faire, c’est que même si on nous donne une loi qui ne répond pas complètement à notre attente, nous devons, à partir de cette loi, faire quelque chose dans la mesure des moyens et des pouvoirs prévus par la loi. Nous ne pouvons pas critiquer la loi. Cela, ce sont les journalistes qui peuvent le faire.
Wal Fadjri : Malgré tout, vous avez introduit des demandes pour faire changer les textes ?
Abdoul Aziz Bâ : Nous avons déposé plusieurs demandes. Nous avons rédigé plusieurs projets de loi qui ne sont pas suivis d’effet jusqu’à présent. Mais, cela prouve, tout simplement, que les pouvoirs publics ne veulent pas faire de la commission une autorité de police ou un tribunal. Vous savez que le procureur de la République, dès qu’il est au courant d’une infraction, peut s’auto-saisir et demander à la police d’orienter une enquête. Ce qui n’est pas notre cas parce qu’ils ne veulent pas faire de nous un tribunal…
Wal Fadjri : N’empêche que vous avez déposé, à plusieurs reprises, un projet de loi, visant à vous doter de plus de pouvoirs…
Abdoul Aziz Bâ : Nous l’avons déposé, mais nous n’avons pas réussi. Je crois que les pouvoirs publics tiennent encore à la forme ancienne de la loi : c’est-à-dire qu’il faut que les citoyens nous saisissent. Pourquoi ils demandent à la commission de n’agir que lorsqu’elle est saisie ? C’est pour faire comprendre que la lutte contre la corruption, les défauts de l’administration, la non-transparence, c’est une lutte qui doit être nationale, à laquelle tous les citoyens doivent participer. En participant à cette lutte, les populations ne font pas de la délation puisque c’est la loi qui l’autorise. Elles participent à l’assainissement des mœurs et de l’économie. Il faut que les citoyens jouent leur rôle. Il est évident que les pouvoirs publics, à eux seuls, ne peuvent pas lutter contre la corruption, il faut la participation de tous les citoyens. C’est pourquoi, ils peuvent faire des réclamations. Et s’ils nous saisissent, ils ne courent aucun risque puisque leurs noms ne sont pas publiés. Le rapport que nous faisons, n’est pas publié, mais est destiné uniquement au président de la République qui prend les mesures idoines, en fonction de ce que nous avons trouvé dans nos enquêtes.
Wal Fadjri : Les seules possibilités qui s’offrent à vous, c’est de sensibiliser et de mener une enquête ?
Abdoul Aziz Bâ : Oui. Et encore faudrait-il que nous soyons saisis par les citoyens pour pouvoir mener une enquête. Pour la sensibilisation, nous faisons des Crd dans toutes les régions du Sénégal. Aujourd’hui, nous avons une délégation qui a rendez-vous avec les gouverneurs de Kolda et de Tambacounda. La délégation est partie ce matin (Ndlr : l’entretien s’est déroulé lundi dernier). Ce sont des rencontres auxquelles participent tous les citoyens. La commission explique ce qu’est la corruption et demande aux citoyens de l’aider à lutter contre le phénomène, en nous écrivant. Nous avons fait toutes les régions et il ne nous restait que les régions de Tambacounda, de Kolda et de Matam.
Wal Fadjri : Et à combien s’élève votre budget pour mener à bien votre mission ?
Abdoul Aziz Bâ : Nous avons un budget de 100 millions de francs Cfa.
Wal Fadjri : Vous êtes là depuis cinq ans alors que votre mandat n’était que de trois ans…
Abdoul Aziz Bâ : (Il nous coupe). La loi avait prévu un mandat de trois ans qui devait expirer en mars 2007. Mais, les pouvoirs publics se sont rendu compte qu’un mandat de trois ans est très court et que cela ne permet pas aux membres de la commission de se familiariser immédiatement avec le phénomène de la corruption. C’est pourquoi ils ont décidé, à partir de l’expiration de notre mandat, de le prolonger de trois ans jusqu’en mars 2010.
Wal Fadjri : Mais comment pouvez-vous fonctionner dans la non-transparence la plus totale pendant un an alors que vous êtes censé lutter contre un tel phénomène ?
Abdoul Aziz Bâ : Attention, il y a une loi remise à l’Assemblée et qui a prorogé notre mandat jusqu’en mars 2010. Cela nous fera, en tout, six ans. Ensuite, tous ceux qui seront nommés après nous, auront un mandat de dix ans non renouvelable.
Wal Fadjri : N’êtes-nous pas rémunérés pour ce travail ?
Abdoul Aziz Bâ : Absolument pas. Depuis notre nomination, en mars 2004, nous travaillons sans indemnités et sans salaires. L’article 17 de la loi dit que ‘les fonctions de membres sont gratuites’.
Wal Fadjri : Mais une rumeur qui circule, fait état d’enveloppes de 500 000 francs que chacun de vous reçoit à la fin de chaque mois. Qu’en est-il ?
Abdoul Aziz Bâ : (Rires). Je puis vous garantir que ce n’est pas exact. Je peux vous le garantir. Si c’était le cas, on n’allait pas le cacher, parce que nous sommes pour la transparence. Si on avait ces enveloppes, on ne les aurait pas cachées.
Wal Fadjri : Donc, ce n’est pas un travail que vous faites de manière permanente ?
Abdoul Aziz Bâ : Il n’y a que le président et le secrétaire permanent qui n’est pas membre de la commission, mais que nous avons recrutés sur proposition du président de la commission du fait qu’il connaît les procédures parce qu’il est un ancien greffier de la Cour suprême, qui sont là en permanence. Les autres membres de la commission viennent souvent quand ils ont des recherches à faire ou pour traiter une affaire déterminée.
Wal Fadjri : Ne vous êtes-vous pas octroyé des intéressements tirés du budget de fonctionnement ?
Abdoul Aziz Bâ : Même cela, nous nous interdisons de le faire. Mais les pouvoirs publics ont été sensibles à cela. En fait, toutes les commissions similaires qui ont été créées en Afrique, bénéficient d’indemnités ainsi que les commissions ou agences qui sont créées au Sénégal. Et les pouvoirs publics se sont rendu compte de cela et se sont ravisés. Ainsi, ils ont élaboré un projet de loi qui a été déjà adopté en Conseil des ministres, mais n’est pas encore transmis à l’Assemblée nationale pour être voté. Ce projet de loi a prévu que les membres de la commission bénéficient d’indemnités, dont le montant sera fixé par décret.
Wal Fadjri : Si ce projet de loi aboutit, va-t-il corrélativement vous permettre d’avoir plus de pouvoirs ?
Abdoul Aziz Bâ : En réalité, les innovations de ce projet de loi, c’est la prorogation du mandat et l’octroi d’indemnités. Mais il n’augmente pas nos pouvoirs.
Propos recueillis par Elh Saidou Nourou DIA
Wal Fadjri
Wal Fadjri : Quel est l’état de la corruption au Sénégal ?
Abdoul Aziz Bâ : La corruption, c’est partout pareil. Nous avons visité beaucoup de pays comme le Togo, le Nigeria, le Gabon. Tous ces pays disposent de commission de lutte contre la corruption. Au Sénégal, il y a espoir que cela va régresser dans les marchés publics. Lors d’une rencontre à Saly avec les ministres, le président de la République a interdit les marchés de gré à gré, c’est-à-dire des marchés dans lesquels il n’y a pas d’appel d’offres. Maintenant, tous les marchés se donnent par appel d’offres, une sorte de concours. Tous les entrepreneurs, en matière de travaux publics, sont informés qu’il y a tel ouvrage à faire et dans quelles conditions il faut le faire. Et puis, ceux qui sont écartés, ont des possibilités de recours pour faire annuler le marché. Ainsi, il y a une égalité parfaite entre les entrepreneurs. C’est un concours réel et non un choix. Or, si c’est un marché de gré à gré, vous choisissez la personne qui vous arrange et vous risquez de faire des deals entre vous au détriment de l’ouvrage public à faire. Transparency International et les organismes qui publient les indices de corruption dans les différents pays sont souvent des organismes qui sont animés par des motifs politiques, ensuite, les critères qu’ils donnent ne sont pas toujours fiables. Ce sont des gens qui restent dans des bureaux climatisés et font des calculs théoriques qui ne se fondent pas sur des réalités. Donc, ces indices de perception de corruption que l’on publie par les organismes, il ne faut pas s’y fier, entièrement.
Wal Fadjri : Et quels sont les véritables critères qui permettent de mesurer l’ampleur de la corruption ?
Abdoul Aziz Bâ : Mais il faut des études bien approfondies, plusieurs recherches et plusieurs recoupements, en prenant en compte, par exemple, des réclamations de citoyens. Actuellement, nous ne pouvons nous baser que sur ce que les gens nous envoient. Seulement, nous ne pouvons pas prendre en compte les lettres anonymes que certains nous envoient. Nous surveillons cela tout de même et nous les considérons comme une alerte.
Wal Fadjri : Mais au Sénégal, quel est le secteur où la corruption est plus présente ?
Abdoul Aziz Bâ : Le secteur le plus exposé, c’est dans les marchés publics. Mais, heureusement que depuis le 1er janvier 2008, nous avons un nouveau code des marchés publics. Le code est fait de telle sorte que la corruption devient très difficile. La procédure y est très minutieusement réglementée. Ce qui fait que les entrepreneurs qui sont écartés dans les marchés publics, se voient donner des voies de recours pour faire annuler les décisions injustes qui sont prises. Actuellement donc, c’est très difficile pour faire avancer la corruption dans ce secteur.
Wal Fadjri : Depuis que vous êtes là, combien de dossiers avez-vous eu à traiter ?
Abdoul Aziz Bâ : Une cinquantaine, à peu près. Mais, la plupart ne concernent pas la corruption parce que les gens ne connaissent pas le phénomène. Par exemple, nous voyons des gens qui perdent un procès et écrivent une lettre pour dire que c’est à cause de la corruption qu’ils ont perdu leur procès. C’est que nous n’avons pas les moyens de vérifier parce que nous ne pouvons que nous fonder sur le jugement. Ensuite, s’ils critiquent le jugement, la loi leur donne des voies de recours. Les cas de corruption invoqués ne sont pas nombreux et ne font pas, en principe, dix. Il faut noter que dans tous les cas, nous les avons mentionnés dans le rapport annuel.
‘Les populations ne connaissent pas ce qu’est, exactement, la corruption et les effets que cela peut engendrer dans un pays sous-développé’
Wal Fadjri : Lors de votre conférence de presse tenue la semaine dernière, vous sembliez dire que la Commission que vous dirigez, ne joue pas le rôle que ses membres auraient souhaité qu’elle joue. Comment expliquez-vous cela ?
Abdoul Aziz Bâ : La commission, depuis sa création, a entrepris beaucoup d’activités. Au départ, nous n’avions pas de moyens suffisants pour nous déployer comme nous l’aurions souhaité. Mais, à partir de novembre 2005, les autorités ont mis à notre disposition un siège, ce que nous n’avions pas depuis notre nomination, en mars 2004. Depuis novembre 2005, nous avons un siège et un budget et nous nous sommes déployés pour organiser beaucoup d’activités. Surtout des activités de sensibilisation des populations. Le problème, c’est que les populations ne connaissent pas ce qu’est, exactement, la corruption et les effets que cela peut engendrer dans un pays sous-développé. Dès que l’on parle de corruption dans un pays sous-développé, les investisseurs ne vont pas se hasarder à investir dans ce pays. Ils ont peur. C’est pourquoi la lutte contre la corruption est une nécessité pour, non seulement, le pays lui-même, pour sa crédibilité, mais encore pour attirer les investisseurs. Ce n’est donc pas tout à fait exact de dire que la commission n’a pas joué son rôle. Nous l’avons joué, mais, nous étions seuls (les membres). Les citoyens ne sont pas intervenus pour nous aider, en nous saisissant de réclamations. Nous nous sommes déployés sur le plan de la sensibilisation pour expliquer aux populations ce que signifie la corruption et leur expliquer ses effets dans un pays sous-développé. C’est ainsi que nous avons animé des conseils régionaux de développement (Crd) dans toutes les régions du Sénégal, avec des gouverneurs, préfets, des citoyens et des organisations professionnelles. Nous leur avons expliqué le mot et ses effets.
Wal Fadjri : A vous entendre parler, le mot corruption est difficile à comprendre. Quel contenu faut-il, alors, lui donner ?
Abdoul Aziz Bâ : Pour définir la corruption, il faut prendre un exemple précis. Par exemple, lorsque le gouvernement veut construire une route nationale, il y a un budget qui est prévu pour cela. Normalement, l’on doit faire des appels d’offres pour attribuer le marché. Mais, si le marché n’est pas réglementé de façon minutieuse, il peut y avoir du favoritisme, des privilèges que l’on fait à des entrepreneurs qui ne sont pas capables de réaliser l’ouvrage, dans des conditions optimales. C’est là, les privilèges que l’on appelle pots-de-vin qui font que les marchés sont attribués à des gens qui ne peuvent pas les réaliser au détriment de ceux qui sont capables de faire l’ouvrage. Ce qui fait que nous aurons une route de mauvaise qualité.
Wal Fadjri : Donc, partant de votre explication, la corruption n’est perceptible qu’au niveau de la passation des marchés ?
Abdoul Aziz Bâ : Non. La corruption n’est pas seulement à ce niveau. Mais il reste que c’est dans les marchés publics qu’elle est plus nuisible. C’est-à-dire là où l’on organise les grands travaux de l’Etat. Sinon, la corruption existe à tous les niveaux. Par exemple, dans la circulation automobile, dans l’attribution des pièces d’état-civil où l’on peut faire revenir quelqu’un, à plusieurs reprises, pour l’obliger à payer quelque chose pour retirer sa pièce. C’est dans tous les domaines et c’est un phénomène qui est général. Ce n’est pas seulement au Sénégal. C’est dans tous les pays.
‘La petite corruption, c’est au niveau de la police de la circulation, de l’état-civil, de la douane, en matière fiscale… C’est cela que nous combattons actuellement par la sensibilisation des citoyens’.
Wal Fadjri : Au niveau des marchés publics, c’est presque un pari gagné pour vous. Et au niveau de la petite corruption ?
Abdoul Aziz Bâ : Au niveau de la petite corruption, nous comptons, absolument, sur la sensibilisation des populations pour leur demander de refuser la corruption et de nous adresser des réclamations.
Wal Fadjri : Donc, votre problème, c’est au niveau de la petite corruption ?
Abdoul Aziz Bâ : La petite corruption, c’est au niveau de la police de la circulation, de l’état-civil, de la douane, en matière fiscale… C’est cela que nous combattons actuellement par la sensibilisation des citoyens, en leur faisant connaître leurs droits. Cela existe dans tous les pays. Ce n’est pas au Sénégal seulement.
Wal Fadjri : Votre principal handicap n’est-il pas que vous ne pouvez pas vous auto-saisir ?
Abdoul Aziz Bâ : Voilà. Nous ne pouvons pas nous auto-saisir. Nous constatons, d’ailleurs, que des gens ne comprennent pas ce que veut dire l’auto-saisine. L’auto-saisine, c’est lorsque l’on peut, une fois au courant d’un fait de corruption ou de non-transparence dans l’administration, se saisir soi-même et déclencher l’affaire. Nous n’avons pas cela. Il faut une réclamation d’un citoyen, à travers une lettre.
Wal Fadjri : Cela ne rend-il pas plus hardie votre mission quand on sait que les Sénégalais n’ont pas la culture de la délation ?
Abdoul Aziz Bâ : Oui. Mais, il faut que les Sénégalais comprennent le sens de la loi. Si les autorités disent que nous ne pouvons pas nous auto-saisir, c’est pour faire comprendre que nous ne sommes pas une autorité de police…
Wal Fadjri : Mais vous fustigez, tout de même, de ne pas avoir assez de pouvoirs pour mieux jouer votre rôle…
Abdoul Aziz Bâ : Nous ne pouvons pas fustiger cela du fait que nous n’avons pas à intervenir dans le choix de systèmes qui sont installés par l’Etat. Ce que nous pouvons faire, c’est que même si on nous donne une loi qui ne répond pas complètement à notre attente, nous devons, à partir de cette loi, faire quelque chose dans la mesure des moyens et des pouvoirs prévus par la loi. Nous ne pouvons pas critiquer la loi. Cela, ce sont les journalistes qui peuvent le faire.
Wal Fadjri : Malgré tout, vous avez introduit des demandes pour faire changer les textes ?
Abdoul Aziz Bâ : Nous avons déposé plusieurs demandes. Nous avons rédigé plusieurs projets de loi qui ne sont pas suivis d’effet jusqu’à présent. Mais, cela prouve, tout simplement, que les pouvoirs publics ne veulent pas faire de la commission une autorité de police ou un tribunal. Vous savez que le procureur de la République, dès qu’il est au courant d’une infraction, peut s’auto-saisir et demander à la police d’orienter une enquête. Ce qui n’est pas notre cas parce qu’ils ne veulent pas faire de nous un tribunal…
Wal Fadjri : N’empêche que vous avez déposé, à plusieurs reprises, un projet de loi, visant à vous doter de plus de pouvoirs…
Abdoul Aziz Bâ : Nous l’avons déposé, mais nous n’avons pas réussi. Je crois que les pouvoirs publics tiennent encore à la forme ancienne de la loi : c’est-à-dire qu’il faut que les citoyens nous saisissent. Pourquoi ils demandent à la commission de n’agir que lorsqu’elle est saisie ? C’est pour faire comprendre que la lutte contre la corruption, les défauts de l’administration, la non-transparence, c’est une lutte qui doit être nationale, à laquelle tous les citoyens doivent participer. En participant à cette lutte, les populations ne font pas de la délation puisque c’est la loi qui l’autorise. Elles participent à l’assainissement des mœurs et de l’économie. Il faut que les citoyens jouent leur rôle. Il est évident que les pouvoirs publics, à eux seuls, ne peuvent pas lutter contre la corruption, il faut la participation de tous les citoyens. C’est pourquoi, ils peuvent faire des réclamations. Et s’ils nous saisissent, ils ne courent aucun risque puisque leurs noms ne sont pas publiés. Le rapport que nous faisons, n’est pas publié, mais est destiné uniquement au président de la République qui prend les mesures idoines, en fonction de ce que nous avons trouvé dans nos enquêtes.
Wal Fadjri : Les seules possibilités qui s’offrent à vous, c’est de sensibiliser et de mener une enquête ?
Abdoul Aziz Bâ : Oui. Et encore faudrait-il que nous soyons saisis par les citoyens pour pouvoir mener une enquête. Pour la sensibilisation, nous faisons des Crd dans toutes les régions du Sénégal. Aujourd’hui, nous avons une délégation qui a rendez-vous avec les gouverneurs de Kolda et de Tambacounda. La délégation est partie ce matin (Ndlr : l’entretien s’est déroulé lundi dernier). Ce sont des rencontres auxquelles participent tous les citoyens. La commission explique ce qu’est la corruption et demande aux citoyens de l’aider à lutter contre le phénomène, en nous écrivant. Nous avons fait toutes les régions et il ne nous restait que les régions de Tambacounda, de Kolda et de Matam.
Wal Fadjri : Et à combien s’élève votre budget pour mener à bien votre mission ?
Abdoul Aziz Bâ : Nous avons un budget de 100 millions de francs Cfa.
Wal Fadjri : Vous êtes là depuis cinq ans alors que votre mandat n’était que de trois ans…
Abdoul Aziz Bâ : (Il nous coupe). La loi avait prévu un mandat de trois ans qui devait expirer en mars 2007. Mais, les pouvoirs publics se sont rendu compte qu’un mandat de trois ans est très court et que cela ne permet pas aux membres de la commission de se familiariser immédiatement avec le phénomène de la corruption. C’est pourquoi ils ont décidé, à partir de l’expiration de notre mandat, de le prolonger de trois ans jusqu’en mars 2010.
Wal Fadjri : Mais comment pouvez-vous fonctionner dans la non-transparence la plus totale pendant un an alors que vous êtes censé lutter contre un tel phénomène ?
Abdoul Aziz Bâ : Attention, il y a une loi remise à l’Assemblée et qui a prorogé notre mandat jusqu’en mars 2010. Cela nous fera, en tout, six ans. Ensuite, tous ceux qui seront nommés après nous, auront un mandat de dix ans non renouvelable.
Wal Fadjri : N’êtes-nous pas rémunérés pour ce travail ?
Abdoul Aziz Bâ : Absolument pas. Depuis notre nomination, en mars 2004, nous travaillons sans indemnités et sans salaires. L’article 17 de la loi dit que ‘les fonctions de membres sont gratuites’.
Wal Fadjri : Mais une rumeur qui circule, fait état d’enveloppes de 500 000 francs que chacun de vous reçoit à la fin de chaque mois. Qu’en est-il ?
Abdoul Aziz Bâ : (Rires). Je puis vous garantir que ce n’est pas exact. Je peux vous le garantir. Si c’était le cas, on n’allait pas le cacher, parce que nous sommes pour la transparence. Si on avait ces enveloppes, on ne les aurait pas cachées.
Wal Fadjri : Donc, ce n’est pas un travail que vous faites de manière permanente ?
Abdoul Aziz Bâ : Il n’y a que le président et le secrétaire permanent qui n’est pas membre de la commission, mais que nous avons recrutés sur proposition du président de la commission du fait qu’il connaît les procédures parce qu’il est un ancien greffier de la Cour suprême, qui sont là en permanence. Les autres membres de la commission viennent souvent quand ils ont des recherches à faire ou pour traiter une affaire déterminée.
Wal Fadjri : Ne vous êtes-vous pas octroyé des intéressements tirés du budget de fonctionnement ?
Abdoul Aziz Bâ : Même cela, nous nous interdisons de le faire. Mais les pouvoirs publics ont été sensibles à cela. En fait, toutes les commissions similaires qui ont été créées en Afrique, bénéficient d’indemnités ainsi que les commissions ou agences qui sont créées au Sénégal. Et les pouvoirs publics se sont rendu compte de cela et se sont ravisés. Ainsi, ils ont élaboré un projet de loi qui a été déjà adopté en Conseil des ministres, mais n’est pas encore transmis à l’Assemblée nationale pour être voté. Ce projet de loi a prévu que les membres de la commission bénéficient d’indemnités, dont le montant sera fixé par décret.
Wal Fadjri : Si ce projet de loi aboutit, va-t-il corrélativement vous permettre d’avoir plus de pouvoirs ?
Abdoul Aziz Bâ : En réalité, les innovations de ce projet de loi, c’est la prorogation du mandat et l’octroi d’indemnités. Mais il n’augmente pas nos pouvoirs.
Propos recueillis par Elh Saidou Nourou DIA
Wal Fadjri