Et si l’on supprimait la région collectivité locale?

Dr. Djibril DIOP
djibril.diop@umontreal.ca
AD-Consultance



Et si l’on supprimait la région collectivité locale?*

Ce texte prend prétexte du débat en cours depuis quelques temps sur l’opportunité de maintenir ou la suppression de telle ou telle institution, alors je me suis dis pourquoi pas aussi la Région? Par ailleurs, si, l’action entreprise par les élus de Dakar, sous l’égide du président de son Conseil régional, est à saluer à sa juste valeur, mais ne reste t-elle pas ponctuelle, permet-elle de solutionner la question des inondations de manière durable? J’en doute fort. Ce qui ressemble donc plus à du saupoudrage, qu’à une vrai action de développement. En effet, la réalité du terrain ne nous met-elle pas en face d’une institution qui n’a vraiment pas magnifier à ce jour, sa véritable raison d’être, à savoir être une cadre intermédiaire de planification et de programmation du développement entre l’État et les collectivités de bas ?

Après la réforme de 1972, l’autre grande réforme de la décentralisation sénégalaise est sans doute celle de 1996. Le projet a été annoncé et proposé par le Président Abdou Diouf le 3 avril 1992, lors de son adresse à la Nation à la veille de la fête de l’indépendance du pays. En effet, cette réforme, mise en application à partir du 1er janvier 1997, dépasse de loin en ampleur et en incidence toutes celles qui l’ont précédé. Elle peut se résumer principalement à deux lois phares : lois 96-06 et 96-07 du 22 mars 1996 portant respectivement, régionalisation et transfert de compétences aux différentes collectivités territoriales et à leurs organes. Avec ces deux lois révolutionnaires, ce sont des pans entiers de l’organisation territoriale et administrative du pays qui se sont effondrés notamment avec l’érection des 10 régions en collectivités locales autonomes dotées d’une instance exécutive et délibérante. Cette réforme, plus connue sous le vocable de « régionalisation », consacre l’érection de la région, jusque là simple circonscription administrative, en collectivité locale au même titre que la commune et la communauté rurale, dotée de la capacité juridique et de l’autonomie financière.

Selon le Président Abdou Diouf, le principe général qui l’inspire se résume en trois mots : « liberté, démocratie, proximité, son efficacité par rapport à l’impulsion qui doit être donnée au développement local peut être évaluée et des réajustements pourraient se faire en cas de besoin, l’essentiel étant que les acteurs à la base se sentent concernés et s’approprient des programmes en contribuant aux mécanismes de prise de décisions »(1). Pour les autorités d’alors, la création de la région en tant que collectivité locale répondait à un souci de « mieux répondre à l’exigence de développement économique en créant entre les administrations centrales et les collectivités locales de base des structures intermédiaires, les régions, destinées à servir de cadre à la programmation du développement économique, social et culturel et où puisse s’établir la coordination des actions de l’État et de celles des collectivités ». Ainsi, la région est présentée comme un cadre intermédiaire chargé de la planification locale au même titre que l’État au niveau national. L’État, en accordant à la région une personnalité morale et juridique, lui confère en même temps, la mission essentielle de pilotage, de coordination, d’harmonisation et de suivi du développement socioéconomique au niveau local. L’autre originalité de cette réforme tient à ce qu’elle consacre, aux côtés de l’exécutif régional traditionnel, le Gouverneur de région, un organe délibérant élu au suffrage universel : le Conseil régional, un organe exécutif, le Président du dit Conseil et une instance consultative : le Comité Économique et Social (CES), (décret n°96-1120 du 27 décembre 1996 - organe qui n’est, jusqu'à présent, pas fonctionnel) et un organe technique l’Agence Régionale de Développement (ARD). Cette dernière prévue par l’article 37 de la loi 96-06 du 22 mars 1996, n’est véritablement créée qu’en 1998 par le décret n°98-399 du 5 mai 1998 qui en fixe les modalités de création, d'organisation et de fonctionnement. En 2006, le décret n°2006-201 du 2 mars 2006 abroge et remplace le décret de 1998. Cet organe pourtant essentiel pour l’institution régionale n’est fonctionnel qu’à moitié compte tenu du manque de moyens.

Prenant acte de facto, de l’épuisement du modèle de régulation territoriale initié par le régime socialiste, le président Wade avait, à son arrivée au pouvoir en 2000, exprimé clairement sa volonté de revoir le découpage territoriale avec le retour de la province historique (2), pour, soit disant, mieux conforter les liens avec le « local » et ainsi, faire atteindre aux unités territoriales une échelle pertinente pour l’action publique. Selon ses initiateurs, ce projet devait occuper la première place dans la conduite de l’action publique. Ainsi, malgré leur apparence « passéiste », et des risques d’irrédentisme identitaire, on voulait faire appel à ces « terroirs historiques ». On entendait supprimer la région collectivité locale, et affirmer à la place, le département centré sur ces territoires traditionnels. Ainsi, le Sénégal devait compter 35 provinces ayant le statut de collectivités décentralisées dotées d’une « personne morale de droit public et l’autonomie financière » au même titre que les autres niveaux de collectivités locales du pays.

Ce projet visait à substituer « des niveaux de références plus pertinents » à ceux dont l’obsolescence était notée, notamment les régions. En outre, cette nouvelle approche territoriale devait rendre caduque les logiques sectorielles au profit d’une transversalité de l’action publique. Ainsi, les initiatives seraient plus globales et plus décloisonnées. A travers ce projet, on percevait clairement que l’action publique avait de moins en moins de prise sur les populations cibles parce que trop éloignée et ainsi, on entendait renouer ce lien entre les habitants d’avec leur terroir, leur histoire. Avec de telles vertus, le territoire devait changer de statut, pour ne plus être seulement un support pour le déploiement des interventions mais aussi un moteur et un objet de la transformation de l’action publique. Car le territoire fournit à la fois du sens, et le sens aux initiatives. Il s’érige simultanément en finalité et en méthode d’action. Ce qui devient à la fois un problème technique, administratif, socioéconomique, mais aussi politique. C’est ainsi que certains avaient vu dans l’entité régionale une structure inutile, voire parasitaire donc à faire disparaître (3).
Mais si la raison principale qui sous-tendait la scission de la Casamance en deux entités régionales en 1984 (Ziguinchor et Kolda), était stratégiquement acceptable, alors et pour les autres entités régionales ? Autrement dit, qu’en est-il pour les autres régions du pays? Le Casier judiciaire ? Quoi encore…? Soyons un plus logique. Sur la base des raisons qui ont sous-tendues la réforme de 1996, qu’est ce que la région collectivité locale a réellement réalisé dans les différentes contrées au pays? Même à Dakar, où le conseil région dispose de plus de moyens que les autres régions, qu’est ce qu’on peut réellement mettre à l’actif de son Conseil régional ? En tout cas la population perçoit mal l’existence de cette entité dans le paysage administratif du pays. En effet, en interrogeant les dakarois, nous, nous sommes rendus compte que plus de 90% de nos interlocuteurs, de tout âge et tout niveau d’éducation, avaient une idée très vague si non nul de cette institution. 99% ne connaissaient même pas le nom du président qu’ils confondaient avec le maire de Dakar (c’était au temps de Pape Diop). La région ne se présente donc t-elle pas comme une institution parasite et budgétivore avec comme rôle unique : caser une partie de la classe politique qui n’a d’œil que sur ses privilèges au détriment d’un peuple qui nage dans une paupérisation ambiante ? Or, elle ne dispose pas de ressources propres. Son budget est constitué exclusivement des fonds de dotation et de concours alloués par l’État. Par exemple, rien que pour le fond de dotation, on est passé de 3 026 809 285 FCFA en 1997 à 5 175 366 675 FCFA en 2007 (pour toutes les régions du pays), et plus de 80% de ces sommes sont partis au fonctionnement (salaires et autres avantages du personnel des conseils régionaux), alors qu’on ne constat nulle part, l’impact réel de leur travail sur le vécu des populations. En effet, comment une institution qui n’a pas de budget propre et qui ne vit que grâce aux subsides que lui verse l’État ; une institution qui ne dispose pas de personnel propre et qui ne fonctionne que grâce aux « prêts » de personnel technique de l’administration centrale sur la base de conventions ; une institution qui entre très souvent en compétition et/ou en conflits de compétences avec l’exécutif administratif régional et enfin, une institution qui ne dispose pas de territoire, peut-elle se montrer viables, ne serait ce que sur la base des 9 domaines de compétences transférées ? (5) La seule compétence sur laquelle les régions collectivités locales pouvaient se montrer efficaces, à savoir la gestion de l’environnement, à ce jour, aucune d’elles n’a manifesté sa capacité en la matière. Les quelques actions entreprises récemment face aux inondations récurrentes à Dakar sont-elles à la hauteur de la mission qui leurs est dévolue ? Je n’en suis pas convaincu.
Par ailleurs, le découpage actuel du pays en régions n’est nullement un facteur de développement, vue les réalités historiques, socioéconomiques et socioculturelles. En effet, des entités bâties sur une base culturelle pourraient raffermir cette crispation identitaire au lieu d’une harmonisation des disparités. Cette idée avait été agitée lors de la mise en place de la régionalisation en 1996, mais elle a été rejetée et le statu quo avait prévalu dans le découpage du pays. Également, suite aux diverses réactions des populations, notamment pour ce qui est des dénominations proposées dans l’avant-projet, le Président Wade avait renoncé à son projet de création des provinces. Pourtant c’est sur cette base que semble s’orienter l’institution des nouvelles entités régionales. En effet, en renonçant à ce projet, le président Wade se lance dans une autre réforme avec la création tout azimut d’entités régionales autour de Matam, Sédhiou, Kaffrine et Kédougou avec des motifs plus ou moins similaires : « trop vaste, dispersion sociologique, l’éloignement du chef-lieu du département, nécessité de créer un pôle administratif à même de rendre efficient la valeur ajoutée de ses expatriés ». Certes, l’action publique confrontée à un double mouvement contradictoire, globalisation et perte de sens liée à la complexité croissante des interventions, avait besoin d’une attache territoriale. Mais conférer une telle place au territoire pour la conduite de l’action publique me paraît démesuré, compte tenu des réalités sociologiques et socioéconomiques locales. Sur ce plan, la correspondance entre les entités régionales ainsi crées et les raisons avancées est contestable.

On pourrait aussi se demander quelle est la portée de cette géographie de l’action publique, alors que la quête d’un territoire adapté a toujours été au cœur de toutes les démarches de modernisation des institutions publiques ? Car, dans bien de cas, ces découpages sont arbitraires et trop artificiels. Ils ne reposent sur aucun critère solide : ni historique, ni économique, ni social, ni écologique qui sont pourtant le soubassement de toute dynamique de développement local (5). En dépit de toutes les justifications avancées, la pertinence de cette nouvelle architecture de l’action publique est tout aussi discutable lorsqu’il s’agit de déterminer à quel niveau la proximité s’exprime. Autrement dit, la structure territoriale actuelle du pays avec les quatorze régions est-elle vraiment adaptée au principe d’une gestion de proximité ? Certes, dans la dialectique décentralisation/développement local, il s’agit de déterminer l’échelon territorial le plus efficace pour une gestion de proximité. Mais, faut-il opposer le proche au lointain en exprimant une exigence de proximité ou s’agit-il tout simplement de compléter le mouvement d’en haut par un mouvement d’en bas ? Cette superposition d’échelles territoriales ne complique t-elle pas d’avantage les rapports entre les niveaux de collectivités locales d’une part et entre les différents niveaux de circonscriptions administratives d’autre part, plutôt qu’elle n’en éclaircisse ou qu’elle n’en facilite la gestion ? Avec un trop-plein de régions, peut-on faire l’économie d’un réexamen des principes fondateurs qui guident la gestion de proximité et une viabilité financière des collectivités territoriales ? Autrement dit, l’érection de la région en collectivité locale n’a t-elle pas assombri une situation déjà trop complexe ? Ainsi, il est tout à fait pertinent de s’interroger sur la nécessité de maintenir la région collectivité locale dans le paysage administratif du Sénégal actuel.

En quarante ans de décentralisation, c’est toujours au nom de cette proximité que les politiques locales de développement ont privilégié différents échelons territoriaux sans succès. En mettant en avant la communauté rurale à partir de 1972, suivie des communes d’arrondissement et de la région en 1996, on entendait aussi favoriser cette « gestion de la proximité ». Mais lorsque l’on examine de plus près la question, elle correspond moins à une géographie strictement définie qu’à des horizons accessibles. Car il y a toujours d’autres territoires de référence pour des acteurs qui attendent d’être décloisonnés et qui ne correspondent pas nécessairement aux découpages proposés.

Ainsi, le découpage actuel du pays en quatre régions ne résout pas définitivement la question de l’échelle territoriale adaptée. Au contraire, il la renouvelle dans une autre problématique, notamment par la superposition des composantes socioculturelles et socioéconomiques. Alors on se rend compte que le processus a été compliqué par des décisions « politiciennes ». Or la délimitation et les compétences d’une collectivité locale ne doivent pas relever seulement de critères politiques. La régionalisation de Fatick et Kolda en 1984 n’a pas montrée son efficacité à ce jour, et ces derniers restent parmi les régions les plus pauvres du pays. Enfin, même si l’aménagement du territoire peut être un outil administratif formidable pour une gestion rationnelle et efficace des territoires, il ne peut être un sésame pour le développement. Car la décentralisation n’est pas une réforme prêt-à-porter et elle ne permet pas de régler à coup de décrets et de lois tous les problèmes de développement qui se posent. Alors, ne devront-on pas aller plutôt, vers des pôles homogènes tout en maintenant les régions administratives pour mieux articuler les différentes potentialités du pays ? Ceci permettrait certainement de mieux rationnaliser les maigres ressources, de transcender les amalgames, les duplicités et les contraintes qui inhibent l’exercice adéquate des compétences transférées, tout en favorisant une complémentarité entre les différentes zones du territoire national. La promotion du développement local, au sens réaliste du terme n’est-il pas de favoriser les conditions du mieux être dans un territoire maîtrisé par les acteurs qui l’habitent, l’aménagent, l’exploitent et le valorisent avec les moyens à leur portée ?

Notes
*Ce texte entre dans le cadre d’une réflexion globale traduit dans un ouvrage en cours de rédaction.
1- Extrait du discours du Président Diouf A., à Ziguinchor le 22 janvier 1999, in Le soleil du 23 janvier
1999, www.primature.sn/lesoleil/
2- À son arrivé au pouvoir en 2000, telle était l’idée du président Wade, avant de revenir sur sa décision, suite au plaidoyer des présidents de régions. L’Association des présidents de région (APR) avait envoyé une correspondance au chef de l’État pour lui demander de revenir sur sa décision.
3- C’est-à-dire les découpages traditionnels qui coexistaient dans l’espace sénégalais avant la colonisation.
4- En son temps, la Banque mondiale avait manifesté à juste titre son inquiétude vis-à-vis du projet et que la pratique lui a donné raison aujourd’hui.
5- On l’a vu avec les différentes contestations qui ont suivi le découpage des nouvelles région, mais aussi Bakel et Podor qui réclament d’être érigés aussi en entités régionales.





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