La gestion de la terre constitue un des points de cristallisation dans toutes les collectivités locales du pays pour cause, au-delà de sa fonction productive (+ de 60% de la population sénégalaise dépendent directement ou indirectement de la terre pour vivre), la terre représente la principale source de légitimité sociopolitique au niveau local. Pourtant très tôt, dès le lendemain de l’indépendance, le règlement de la question foncière s’est posé comme une priorité aux nouvelles autorités. C’est ainsi qu’à partir de 1964, intervient la loi 64-46 du 17 juin relative à l’établissement du Domaine national promulguée d’une part pour « rompre avec l’héritage colonial en matière foncière », et d’autre part « mettre en place les moyens et les outils d’un développement du monde rural à travers la communauté rurale » (article 8). Cette réforme fut le point de départ des bouleversements qui allaient profondément changer l'approche du politique vis-à-vis du monde rural, tant au niveau de la mise en œuvre de programmes de développement que des rapports entre l'Etat et les acteurs ruraux.
Entre 1967 et 1970 intervient l'intervalle expérimentale de la communauté rurale dans le cadre des «terroirs-test » pendant laquelle la gestion des terres est confiée au président du Conseil rural. Mais les nombreuses imperfections, notamment en matière de gestion foncière, écoutèrent cette expérience dès 1970. Ensuite, avec la loi 72-25 créant effectivement la communauté rurale à partir de 1972, le Conseil rural s’est vu investir de ce pouvoir d'affectation et de désaffectation des terres de son domaine localisé dans les zones de terroir déterminées par le Domaine national de 1964 (article 2), toutefois sous le contrôle du sous-préfet, et ceci jusqu'en 1990. Avec le transfert de compétences aux collectivités locales avec les lois de 1996, cette compétence est de nouveau transférée au Conseil rural, mais avec plus de pouvoir en matière engendrant dès lors, de nombreux enjeux, même si les articles 16 à 27 de la loi n°96-07 du 22 mars 1996 et leur décret d'application n°96-1130 du 27 décembre 1996 fixent les conditions de gestion et d'utilisation les terres des communautés rurales. En effet, si « les zones de terroir constituent en fait des terres régulièrement exploitées par les habitants pour l’habitat rural, la culture ou l’élevage » (article 7), c'est au Conseil rural de fixer les conditions pratiques de cet usage (article 17). Donc leur mise en valeur doit être conforme au plan de développement local établi par le Conseil rural.
Mais cette disposition « moderne » se pose en doublure sur la tenure traditionnelle qui continue de prévaloir auprès des populations locales. Au Fouta par exemple, la gestion de la terre est largement liée à l'histoire et à l'organisation sociale des villages. Les détenteurs de la légitimité sur le foncier réclament aussi un certain héritage lié à leur position dans la société globale. Cette légitimité est réclamée notamment par les familles sorties victorieuses de la révolution Toroodo sous la couverture de l'Islam au 17e siècle. Ces clans occupent ainsi une place prépondérante dans le système sociopolitique des villages depuis l'Almamya. C’est fort de cette assise sociale, après la promulgation de la loi 64-46 relative au Domaine national, que les commissions domaniales leur furent confiées. Après l’échec des « terroirs-test », la gestion du foncier leur est revenue à nouveau. Enfin, avec la loi 72-25 du 19 avril 1972 créant effectivement la communauté rurale, cette prorogative a été transférée aux Conseils ruraux mais contrôlés en grande partie par ces anciens maîtres de la terre. Donc on assiste à un statut quo.
Le constat aujourd’hui, est que la loi de 1964 a montré ses limites. Elle n’a pas réussi à purger ces règles coutumières qui avaient pourtant, entre autres, motivées sa mise en place. Aussi, bien qu’elle bannit la spéculation foncière, celle-ci est devenue monnaie courante dans presque toutes les communautés rurales, notamment celles ayant une forte valeur ajoutée - forte croissance démographique et économique- (celles dans la vallée du fleuve Sénégal, les Niayes, la Petite-Côte…). Enfin, si officiellement, c’est le Conseil rural qui a la responsabilité d’affectation et de désaffectation des terres (disposition datant de la loi 64-46, confirmée par la loi 72-25), officieusement on assiste très souvent à de nombreuses transactions foncières irrégulières codifiées par la suite, par un acte du Conseil rural. Ce dernier ne conservant tout au plus, qu’un droit de regard. Cette passivité ou « accord » de ces Conseils ruraux, ne traduit-elle pas par ailleurs, leur incapacité à faire face aux prérogatives que leur reconnaît pourtant la loi, à savoir la promotion du développement local ? En effet, le plus souvent, les Conseils ruraux ne se bornent qu’à l’accompagnement de mouvements définis dans leur aire de compétence, sans autre forme d’influence. Ceci n’est guère étonnant compte tenu des conseillers ruraux ignorant le plus souvent leurs prérogatives. Egalement, le plus souvent, le clientélisme politique et le copinage sont à la base des décisions d’affectations ou de désaffectations de terres par les Conseils. On se soucie moins de la solvabilité du demandeur que de son appartenance politique, sociale ou…religieuse. Ainsi, les articles 20 à 22 de la loi 96-07 du 22 mars 1996 et l'article 10 du décret d'application n°96-1130 du 27 novembre 1996 en matière de gestion et d'utilisation du Domaine privé de l'État, du Domaine public et du Domaine national, sont systématiquement ignorés et vidés de leur sens.
L’initiative portée par le Président Wade ne peut qu’être saluée, car étant une action de bon sens vue la situation alimentaire du pays. Donc, à prime à bord, j’apprécie à sa juste valeur cette initiative comme tout bon patriote. Mais est-ce sous-tendue par une autre une déclaration de plus comme on nous a habitué depuis 8 ans ou par une vraie volonté politique ? C’est là le véritable problème. Car dans cette affaire, il me semble que l’on veille mettre la charrue devant les bœufs. Par ailleurs, est-ce qu’une bonne pluviométrie, comme on connaît cette année, suffit pour résoudre cette question lancinante d’autosuffisance alimentaire au Sénégal ? J’en doute fort ! Car le problème est structurel. Où place t-on la question foncière, qui à mon avis constitue l’un des noyaux de la crise de la l’agriculture (au sens large) ? Quelles orientations, entend t-on mettre en place pour régler de manière durable cette question de la sous production alimentaire au pays, qui rappelons le, ne manque pas de potentiel, pour cela ? Pour ce qui est de l’accès à la terre, si l’application de la GOANA devrait se faire dans le cadre d’une expropriation - l’expropriation étant définie comme l’opération qui permet à l’administration d’acquérir d’autorité un bien appartenant à un particulier, afin de réaliser une opération revêtant un intérêt public, et moyennant le versement d’une indemnité - incontestablement elle pourrait être source de complications. Alors que dans le système traditionnel, malgré les inégalités qu’on lui reconnaît, chacun a accès à la terre dans le cadre d’unités de production dont la capacité de travail détermine l’emprise, ce projet, certainement, risque de déboucher sur la récupération des terres avant même d’investir, car l’évolution en cours tend à faciliter, voire à permettre la mainmise sur les réserves des terroirs villageois par des « entrepreneurs » disposant de moyens financiers issus d’activités extérieures au monde rural.
Par ailleurs, depuis quelques années, on parle de sécurisation foncière pour favoriser le développement agricole. Donc cette idée ne date pas d’aujourd’hui. En effet, c’est à suite à la rencontre entre les organisations paysannes (CNCR) et le président Diouf en mars 1997 et la déclaration de l’ancien ministre du Budget Mamadou Lamine Loum devant le Conseil économique et social, que cette question est venue cristalliser le débat autour de la gestion du foncier rural. Il faut noter que derrière les arguments avancés, se cachent des références occidentales en la matière, alors que les réalités locales diffèrent et les contextes ne sont pas les mêmes d’une région à une autre. Ce qui est valable au « Cap-Vert » actuelle région de Dakar, n’est peut-être pas valable dans la vallée du fleuve Sénégal ou en Casamance. Mais tout indique pourtant que l’on s’achemine vers là. Car, ce sont « ces structures foncières inégales et déséquilibrées » qui sont aujourd’hui, les cibles des réformateurs qui parlent de privatisation ou de sécurisation. Ces interventions tendent à faire peser sur les terres des communautés villageoises et les espaces pastoraux, le sentiment d’une insécurité jusque là inconnue des sociétés locales, comme si la sécurité foncière était la condition première à tout investissement et à tout effort d’intensification.
Certes, l’absence d’un marché foncier officiel et d’un cadastre fiscal gêne considérablement le recouvrement d’une fiscalité basée sur la valeur vénale des terres qui pourrait bénéficier aux collectivités locales. Alors que la modernisation des structures et des outils de production représentent des investissements qui sont le plus souvent, hors de portée de bon nombre de paysans. Aussi, il apparaît qu’une clarification mettra fin « aux ambiguïtés et aux incertitudes foncières ». Toutefois, aucune initiative de développement local ne peut faire l’économie, de cette dichotomie entre juridictions et institutions s'inspirant des coutumes et des législations dites modernes. Aussi, il serait erroné de penser qu'un quelconque automatisme présiderait au mouvement et stimulerait l’intensification des systèmes de culture. En outre, l'interprétation que l’on semble optée dans ce programme, notamment pour ce qui concerne la mise en valeur de la terre, on ne considère pas l'élevage comme condition de valorisation de la terre. Cette mise en valeur n'est comprise que dans le sens stricto sensu de l'agriculture. Au-delà d’accès à la terre, des difficultés sont à prévoir dans la gestion des ressources naturelles en général, en dépit des dispositions réglementaires. En effet, la logique privative qui semble être mise en avant pourrait s’accompagner de pratiques expéditives dont les conséquences pourraient être hautement préjudiciables à l’environnement qu’on ne mesure pas aujourd’hui. La terre n’est pas une ressource renouvelable.
Enfin, il convient de ne pas perdre de vue que l’incompatibilité entre la Loi sur le Domaine national et le droit foncier Diola, est considérée comme l’un des facteurs majeurs du déclenchement des événements qui endeuillent la Casamance depuis 1982 (les événements de Ouakam en mai passé peuvent en témoigner aussi). Dans cet ordre d’idées, les remarques formulées sur le projet foncier par le Gouverneur Général de l’AOF, Camille-Gentille en 1906, sont aussi à méditer. Il insistait particulièrement sur les risques que comportait la confirmation de la procédure de l’immatriculation notamment de voir des communautés entièrement dépossédées : « puisque sur un terrain une seule personne recevra un titre de propriété »; et « les risques de conflits graves entre collectivités, entre collectivités et circonscriptions domaniales, entre nomades et sédentaires chaque fois qu’il y aura appropriation du sol par les cultivateurs etc. ». Ainsi, dans des régions comme le Fouta, cette question foncière pourrait constituer une poudrière potentielle.
Si le régime coloniale, par différentes manœuvres, ainsi que la Loi sur le Domaine national ne sont pas parvenus à supprimer complètement les modalités d’inspiration coutumière, quelle que soit la place réservée à ces pratiques, l’objectif premier de toute politique de développement agricole devra nécessairement passer par une sécurisation des populations autochtones dans leurs terroirs. Alors que la Loi d’Orientation Agro-Sylvo-Pastorale (LOASP) votée le 25 mai 2004 qui devait constituer le cadre de développement de l’agriculture sénégalaise pour les 20 prochaines années, attend toujours son application. Or, elle devrait, si son esprit est respecté, favoriser l’autosuffisance alimentaire. Il serait intéressant de savoir ce que la Commission Sérigne Diop va donner comme propositions et orientations !
Dr Djibril DIOP
Chargé de cours Université de Montréal (Canada)
djibril.diop@umontreal.ca
Entre 1967 et 1970 intervient l'intervalle expérimentale de la communauté rurale dans le cadre des «terroirs-test » pendant laquelle la gestion des terres est confiée au président du Conseil rural. Mais les nombreuses imperfections, notamment en matière de gestion foncière, écoutèrent cette expérience dès 1970. Ensuite, avec la loi 72-25 créant effectivement la communauté rurale à partir de 1972, le Conseil rural s’est vu investir de ce pouvoir d'affectation et de désaffectation des terres de son domaine localisé dans les zones de terroir déterminées par le Domaine national de 1964 (article 2), toutefois sous le contrôle du sous-préfet, et ceci jusqu'en 1990. Avec le transfert de compétences aux collectivités locales avec les lois de 1996, cette compétence est de nouveau transférée au Conseil rural, mais avec plus de pouvoir en matière engendrant dès lors, de nombreux enjeux, même si les articles 16 à 27 de la loi n°96-07 du 22 mars 1996 et leur décret d'application n°96-1130 du 27 décembre 1996 fixent les conditions de gestion et d'utilisation les terres des communautés rurales. En effet, si « les zones de terroir constituent en fait des terres régulièrement exploitées par les habitants pour l’habitat rural, la culture ou l’élevage » (article 7), c'est au Conseil rural de fixer les conditions pratiques de cet usage (article 17). Donc leur mise en valeur doit être conforme au plan de développement local établi par le Conseil rural.
Mais cette disposition « moderne » se pose en doublure sur la tenure traditionnelle qui continue de prévaloir auprès des populations locales. Au Fouta par exemple, la gestion de la terre est largement liée à l'histoire et à l'organisation sociale des villages. Les détenteurs de la légitimité sur le foncier réclament aussi un certain héritage lié à leur position dans la société globale. Cette légitimité est réclamée notamment par les familles sorties victorieuses de la révolution Toroodo sous la couverture de l'Islam au 17e siècle. Ces clans occupent ainsi une place prépondérante dans le système sociopolitique des villages depuis l'Almamya. C’est fort de cette assise sociale, après la promulgation de la loi 64-46 relative au Domaine national, que les commissions domaniales leur furent confiées. Après l’échec des « terroirs-test », la gestion du foncier leur est revenue à nouveau. Enfin, avec la loi 72-25 du 19 avril 1972 créant effectivement la communauté rurale, cette prorogative a été transférée aux Conseils ruraux mais contrôlés en grande partie par ces anciens maîtres de la terre. Donc on assiste à un statut quo.
Le constat aujourd’hui, est que la loi de 1964 a montré ses limites. Elle n’a pas réussi à purger ces règles coutumières qui avaient pourtant, entre autres, motivées sa mise en place. Aussi, bien qu’elle bannit la spéculation foncière, celle-ci est devenue monnaie courante dans presque toutes les communautés rurales, notamment celles ayant une forte valeur ajoutée - forte croissance démographique et économique- (celles dans la vallée du fleuve Sénégal, les Niayes, la Petite-Côte…). Enfin, si officiellement, c’est le Conseil rural qui a la responsabilité d’affectation et de désaffectation des terres (disposition datant de la loi 64-46, confirmée par la loi 72-25), officieusement on assiste très souvent à de nombreuses transactions foncières irrégulières codifiées par la suite, par un acte du Conseil rural. Ce dernier ne conservant tout au plus, qu’un droit de regard. Cette passivité ou « accord » de ces Conseils ruraux, ne traduit-elle pas par ailleurs, leur incapacité à faire face aux prérogatives que leur reconnaît pourtant la loi, à savoir la promotion du développement local ? En effet, le plus souvent, les Conseils ruraux ne se bornent qu’à l’accompagnement de mouvements définis dans leur aire de compétence, sans autre forme d’influence. Ceci n’est guère étonnant compte tenu des conseillers ruraux ignorant le plus souvent leurs prérogatives. Egalement, le plus souvent, le clientélisme politique et le copinage sont à la base des décisions d’affectations ou de désaffectations de terres par les Conseils. On se soucie moins de la solvabilité du demandeur que de son appartenance politique, sociale ou…religieuse. Ainsi, les articles 20 à 22 de la loi 96-07 du 22 mars 1996 et l'article 10 du décret d'application n°96-1130 du 27 novembre 1996 en matière de gestion et d'utilisation du Domaine privé de l'État, du Domaine public et du Domaine national, sont systématiquement ignorés et vidés de leur sens.
L’initiative portée par le Président Wade ne peut qu’être saluée, car étant une action de bon sens vue la situation alimentaire du pays. Donc, à prime à bord, j’apprécie à sa juste valeur cette initiative comme tout bon patriote. Mais est-ce sous-tendue par une autre une déclaration de plus comme on nous a habitué depuis 8 ans ou par une vraie volonté politique ? C’est là le véritable problème. Car dans cette affaire, il me semble que l’on veille mettre la charrue devant les bœufs. Par ailleurs, est-ce qu’une bonne pluviométrie, comme on connaît cette année, suffit pour résoudre cette question lancinante d’autosuffisance alimentaire au Sénégal ? J’en doute fort ! Car le problème est structurel. Où place t-on la question foncière, qui à mon avis constitue l’un des noyaux de la crise de la l’agriculture (au sens large) ? Quelles orientations, entend t-on mettre en place pour régler de manière durable cette question de la sous production alimentaire au pays, qui rappelons le, ne manque pas de potentiel, pour cela ? Pour ce qui est de l’accès à la terre, si l’application de la GOANA devrait se faire dans le cadre d’une expropriation - l’expropriation étant définie comme l’opération qui permet à l’administration d’acquérir d’autorité un bien appartenant à un particulier, afin de réaliser une opération revêtant un intérêt public, et moyennant le versement d’une indemnité - incontestablement elle pourrait être source de complications. Alors que dans le système traditionnel, malgré les inégalités qu’on lui reconnaît, chacun a accès à la terre dans le cadre d’unités de production dont la capacité de travail détermine l’emprise, ce projet, certainement, risque de déboucher sur la récupération des terres avant même d’investir, car l’évolution en cours tend à faciliter, voire à permettre la mainmise sur les réserves des terroirs villageois par des « entrepreneurs » disposant de moyens financiers issus d’activités extérieures au monde rural.
Par ailleurs, depuis quelques années, on parle de sécurisation foncière pour favoriser le développement agricole. Donc cette idée ne date pas d’aujourd’hui. En effet, c’est à suite à la rencontre entre les organisations paysannes (CNCR) et le président Diouf en mars 1997 et la déclaration de l’ancien ministre du Budget Mamadou Lamine Loum devant le Conseil économique et social, que cette question est venue cristalliser le débat autour de la gestion du foncier rural. Il faut noter que derrière les arguments avancés, se cachent des références occidentales en la matière, alors que les réalités locales diffèrent et les contextes ne sont pas les mêmes d’une région à une autre. Ce qui est valable au « Cap-Vert » actuelle région de Dakar, n’est peut-être pas valable dans la vallée du fleuve Sénégal ou en Casamance. Mais tout indique pourtant que l’on s’achemine vers là. Car, ce sont « ces structures foncières inégales et déséquilibrées » qui sont aujourd’hui, les cibles des réformateurs qui parlent de privatisation ou de sécurisation. Ces interventions tendent à faire peser sur les terres des communautés villageoises et les espaces pastoraux, le sentiment d’une insécurité jusque là inconnue des sociétés locales, comme si la sécurité foncière était la condition première à tout investissement et à tout effort d’intensification.
Certes, l’absence d’un marché foncier officiel et d’un cadastre fiscal gêne considérablement le recouvrement d’une fiscalité basée sur la valeur vénale des terres qui pourrait bénéficier aux collectivités locales. Alors que la modernisation des structures et des outils de production représentent des investissements qui sont le plus souvent, hors de portée de bon nombre de paysans. Aussi, il apparaît qu’une clarification mettra fin « aux ambiguïtés et aux incertitudes foncières ». Toutefois, aucune initiative de développement local ne peut faire l’économie, de cette dichotomie entre juridictions et institutions s'inspirant des coutumes et des législations dites modernes. Aussi, il serait erroné de penser qu'un quelconque automatisme présiderait au mouvement et stimulerait l’intensification des systèmes de culture. En outre, l'interprétation que l’on semble optée dans ce programme, notamment pour ce qui concerne la mise en valeur de la terre, on ne considère pas l'élevage comme condition de valorisation de la terre. Cette mise en valeur n'est comprise que dans le sens stricto sensu de l'agriculture. Au-delà d’accès à la terre, des difficultés sont à prévoir dans la gestion des ressources naturelles en général, en dépit des dispositions réglementaires. En effet, la logique privative qui semble être mise en avant pourrait s’accompagner de pratiques expéditives dont les conséquences pourraient être hautement préjudiciables à l’environnement qu’on ne mesure pas aujourd’hui. La terre n’est pas une ressource renouvelable.
Enfin, il convient de ne pas perdre de vue que l’incompatibilité entre la Loi sur le Domaine national et le droit foncier Diola, est considérée comme l’un des facteurs majeurs du déclenchement des événements qui endeuillent la Casamance depuis 1982 (les événements de Ouakam en mai passé peuvent en témoigner aussi). Dans cet ordre d’idées, les remarques formulées sur le projet foncier par le Gouverneur Général de l’AOF, Camille-Gentille en 1906, sont aussi à méditer. Il insistait particulièrement sur les risques que comportait la confirmation de la procédure de l’immatriculation notamment de voir des communautés entièrement dépossédées : « puisque sur un terrain une seule personne recevra un titre de propriété »; et « les risques de conflits graves entre collectivités, entre collectivités et circonscriptions domaniales, entre nomades et sédentaires chaque fois qu’il y aura appropriation du sol par les cultivateurs etc. ». Ainsi, dans des régions comme le Fouta, cette question foncière pourrait constituer une poudrière potentielle.
Si le régime coloniale, par différentes manœuvres, ainsi que la Loi sur le Domaine national ne sont pas parvenus à supprimer complètement les modalités d’inspiration coutumière, quelle que soit la place réservée à ces pratiques, l’objectif premier de toute politique de développement agricole devra nécessairement passer par une sécurisation des populations autochtones dans leurs terroirs. Alors que la Loi d’Orientation Agro-Sylvo-Pastorale (LOASP) votée le 25 mai 2004 qui devait constituer le cadre de développement de l’agriculture sénégalaise pour les 20 prochaines années, attend toujours son application. Or, elle devrait, si son esprit est respecté, favoriser l’autosuffisance alimentaire. Il serait intéressant de savoir ce que la Commission Sérigne Diop va donner comme propositions et orientations !
Dr Djibril DIOP
Chargé de cours Université de Montréal (Canada)
djibril.diop@umontreal.ca