En raison des pressions de l’économie mondialisée et des nouvelles formes organisationnelles supranationales, L’Etat Nation est dessaisi, par le haut, d’un certain nombre de ses pouvoirs souverains. Latéralement, il cède une partie de la gouvernance à des partenaires qui ne sont plus ses créatures. Par le bas, il y’a une demande accrue de décentralisation en vue d’une meilleure intégration dans la sphère mondialisée[1].
Dans un contexte mondial de Désengagement de l’Etat, le paradigme néo-institutionnaliste qui s’est imposé ces dernières années prône la participation des acteurs dans la mise en œuvre des services publics. Présentées comme une réponse à l’incapacité des structures étatiques à assurer leurs fonctions, les politiques de partenariats sont ainsi mises en avant par les prescripteurs dans la distribution des services de bases.
Ces dispositifs participatifs de gouvernance qui tendent à se généraliser concernent essentiellement trois domaines d’action : l’élaboration des politiques locales dans le cadre de dispositifs délibératifs ; la cogestion de la distribution des services de base et le contrôle de l’action publique comme résultante, superposition sur le terrain des compétences exercées à différents niveaux. Cependant, le domaine d’action relatif à la cogestion des services de base, notamment l’eau va structurer notre analyse.
L’Etat sénégalais, jusqu’au début des années 1980, prenait tout en charge : de la construction des infrastructures hydrauliques à leur exploitation. Mais compte tenu d’effets structurels[2] et les contrecoups d’un environnement mondial défavorable, il a commencé à se désengager de son rôle centralisateur en montrant son incapacité, surtout financière, à supporter seul les charges de fonctionnement des infrastructures hydrauliques mises à la disposition des populations. Cette réforme s’appuie sur les grandes orientations politiques du Gouvernement : désengagement de l’Etat, implication des collectivités locales à travers la décentralisation, la promotion du secteur privé et l’autogestion des infrastructures. D’un Etat-Providence, on passe à un Etat régulateur. Dans un tel contexte, l’action publique tend à se complexifier, notamment à travers un élargissement du spectre des acteurs impliqués. La gouvernance est désormais devenue multi acteurs. Elle est tout d’abord marquée par une diversité des acteurs publics.
Depuis les politiques de décentralisation, les structures déconcentrées de l’Etat central qui disposaient, en principe, du monopole de la gestion publique locale doivent dorénavant composer avec les collectivités locales élues.
Parallèlement, de nombreux acteurs non-étatiques ont émergé, dans le contexte de démocratisation. L’élection des collectivités locales au suffrage universel a favorisé la création d’un champ politique local autour d’une compétition pluraliste. Les partis politiques tendent à s’implanter au niveau local et à participer à l’action publique. Les usagers s’organisent autour de comités de gestion villageois censés défendre les intérêts des usagers. Des acteurs plus « traditionnels » de l’espace public local demeurent présents : ce sont les notables (chefs coutumiers et responsables politiques locaux).
Ces acteurs non-étatiques multiples tendent à être plus impliqués dans la définition, la mise en œuvre et le contrôle des politiques.
La gestion participative, dans ce contexte de décentralisation, devient un construit qui va mettre en jeu une diversité de structures et d’acteurs dont les comportements et les stratégies sont multiples. Différentes échelles (étatique, locale, villageoise) sont tenues d’interagir, créant une situation complexe qui transforme la gestion participative de l’eau, à défaut de régulation, en une constellation assez composite d’intérêts divergents, de logiques stratégiques.
La multiplication des acteurs impliqués dans les procédures de gestion participative, d’une part, remet en question une représentation binaire du privé et du public et, d’autre part, pose avec acuité le problème de la coordination, de la régulation socio-politique des actions engagées par les différents partenaires.
Mais aujourd’hui beaucoup d’évaluations rétrospectives sur cette gestion participative ou communautaire, remettent en cause la capacité des comités de gestion villageoise. De cette remise en cause des interrogations émergent sur l’efficacité et la viabilité du mode gestion participative.
A travers des études de cas, nous avons cherché à comprendre l’échec de cette opération de changement à partir de son cheminement pour saisir ce dont elle est réellement porteuse.
Pour les villages étudiés, leurs populations s’approvisionnaient, pour tous leurs besoins en eau, à partir de cours d’eau. Ainsi, ils prélevaient directement l’eau du Fleuve ou du Lac. Une concentration d’activités, apparemment incompatibles autour d’une même ressource, augmentaient les risques de maladies hydriques (ces sources servaient pour l’approvisionnement en eau potable des populations, mais aussi c’est dans cette même eau que se faisait la vaisselle, les baignades, les animaux s’abreuvaient et déféquaient, etc). La conséquence, en plus de l’augmentation des risques, est une dégradation de la qualité de l’eau due aux multiples formes de pollution.
Cette situation décrite, conjuguée à l’adoucissement des plans d’eau par la construction de barrages, ont provoqué d’abord une recrudescence puis une épidémie de maladies hydriques, notamment les bilharzioses et parasitoses intestinales. Rien qu’en 1999, on pouvait noter un taux de prévalence de ces maladies liées à l’eau qui atteignait 85%, posant, du coup, un véritable problème de santé publique
Les populations locales, face à cette pandémie et dépourvue de moyens, n’ont pas cessé de réclamer à l’Etat leur droit d’accès à l’eau.
L’Etat, dans le cadre de la loi de finance rectificative de 1999, a financé, sur fonds propres, la réalisation de deux infrastructures hydrauliques pour permettre à ces populations d’avoir un accès à une eau salubre, et par conséquent internaliser les effets externes de l’eau, de ces sources polluées, sur la santé.
Le dispositif opératoire est porté sur l’installation d’Adduction d’Eau Potable (AEP) afin de donner aux populations de ces deux villages, un accès à une eau de qualité tout en leur interdisant la fréquentation de ces sources d’approvisionnement polluées. Le coût total des innovations techniques installées pour approvisionner les populations en eau est estimé 374.046 euros.
Donc, l’introduction de ces innovations technologiques devait tout naturellement freiner l’accroissement des maladies hydriques. Mais, en dépit de l’installation de ces technologies pour un accès à une eau potable et la mise en place d’une gestion participative, les courbes des maladies ne subissent pas une décroissance majeure. On serait tenté, dés lors de se demander pourquoi ?
La compréhension de l’échec de cette l’opération de changement qui, à priori devait marcher en se référant à la forte demande sociale, nous avons ouvert la boîte pour procéder à la reconstitution des processus par lesquels se font et se défont les faits.
L’OPERATION DE TRADUCTION A ABOUTI À DEUX CONSTATS QUI EXPLIQUENT L’ECHEC DE LA MISE EN ŒUVRE DE LA GESTION PARTICIPATIVE REELLE :
CONSTAT N°1
- Le premier constat, qui résulte de notre étude, est relatif à l’Incertitude (Ambiguïté) liée l’introduction de cette gestion participative. Cette incertitude nous paraît pernicieuse dans la mesure où les pouvoirs publics se sont appuyés sur des groupes d’intérêts (principalement notables et responsables politiques locaux) pour la mise en place de la gestion participative.
Ces groupes d’intérêts, ont su jouer habilement de ce rôle d’interface entre l’Etat et les populations, pour renforcer leur légitimité et utiliser cette posture à des fins individualistes.
Le processus de décentralisation devait avoir pour objectif de renforcer les pouvoirs locaux. Mais le transfert des compétences ne s’est pas accompagné d’un transfert de ressources proportionnelles. Ce qui peut avoir deux effets : l’affaiblissement les collectivités locales et l’absence de l’Etat. La conjugaison de ces deux effets ouvre divers champs de compétitions entre les acteurs impliqués dans ce processus de gestion. L’objectif de cette compétition sera l’occupation de l’espace, non pas délaissé, mais incapable d’être assuré par l’Etat.
En se défaisant partiellement de la gestion, l’Etat a laissé des espaces. De nouveaux acteurs locaux villageois ou politiques ont su profiter de ces espaces laissés pour s’imposer comme des acteurs incontournables dans la gestion quotidienne du service de l’eau.
Ainsi, par l’absence de l’Etat au niveau local, on a assisté au développement de zones sans contrôles qui favorisent l’existence d’une pluralité de normes. Ainsi, « Aux normes et politiques officielles se superposent d’autres normes et consignes informelles, « une politique publique informelle » en quelque sorte.
On pourrait penser que cette ambivalence a été crée, de manière délibérée, par l’Etat. Nous réfutons une telle hypothèse. Car cette peut être, en quelque sorte perçu, comme un jeu à somme positive entre l’Etat, d’une part les groupes d’intérêts de l’autre.
Cette ambivalence a en effet, permis à l’Etat de « compenser son faible ancrage dans la société en jouant sur les réseaux clientélistes au sein d’arènes politiques locales. Quant aux groupes d’intérêts, plus particulièrement les notables et responsables politiques locaux, elle leur a permis de tirer parti de leur proximité avec les services et agents de l’Etat pour asseoir leur position dans ces arènes politiques[3]».
Dans la pratique, on serait tenté de dire que ces opérateurs privés ont su, par leur position dans ce partenariat, contourner l’esprit de la gestion participative de l’eau soit pour une appropriation privée pour le cas des autorités coutumières, soit pour un positionnement et une légitimité dans l’arène politique villageoise en ce qui concerne les responsables politiques.
Par conséquent, et c’est là qu’intervient notre second constat :
CONSTAT N°2
Il convient de dire que la gestion participative réelle, dans les deux cas étudiés, ne s’est pas présentée avec ses meilleurs arguments.
Une gestion participative coordonnée suppose deux préalables en nous référant aux cas étudiés :
D’abord, identifier les acteurs de la régulation du service public marchand, ensuite, l’échelle (centrale, municipale, intercommunale ou villageoise) à partir de laquelle la régulation doit s’effectuer. Au Sénégal, L’Etat, a travers ses services déconcentrés a été l’agent régulateur. Mais on s’est rendu compte que ces services déconcentrés de l’Etat étaient plutôt défaillants dans la mesure où ils ne veillent pas toujours à ce que les règles du jeu soient respectées. Cette défaillance ne semble pas intéresser les élus locaux qui les négligent aux risques de dysfonctionnements graves.
En réalité, la préservation de leur électorat prime sur la satisfaction des besoins des citoyens. Ce qui pose, en plus de la diversité des acteurs, le difficile problème de la temporalité dans la gestion participative d’un service public à caractère marchand comme l’eau.
Face à des populations pour qui un accès pérenne à l’eau potable s’inscrit dans une action à long terme, les responsables politiques n’acceptent d’y participer réellement que si ces actions peuvent être conduites durant leur mandat et être inscrites dans leur bilan.
Or, quand la logique de politisation prévaut, les espaces de participation sont souvent parasités par les logiques partisanes. Ce qui empêche tout débat citoyen à cause des de l’exacerbation des rivalités parcellaires.
Cette différence d’horizon temporel entre les différentes catégories d’acteurs, nées de cette complexification, montre tous les enjeux qui sous-tendent l’accès à l’eau et les risques éventuels que de tels enjeux font peser sur la dynamique de gestion participative.
Malgré la tradition jacobine métropolitaine de l’Etat et de l’Administration, il y’a au Sénégal, une fusion entre les instances politiques et administratives. Le parti se confond avec l’Etat et l’appareil administratif[4].
Cette politisation a contribué à la décrédibilisation de la gestion participative par les évaluations rétrospectives.
Certaines des études évaluatives ont cherché à expliquer pourquoi la gestion participative ou communautaire du service de l’eau par les usagers avait du mal à assurer la pérennité du service. Une telle interrogation a orienté leurs travaux évaluatifs
- soit, vers « les formes concrètes de gestion du service de l’eau pour mettre en évidence les dysfonctionnements éventuels, leurs origines et les perceptions des acteurs concernés[5] »,
- soit « actualiser et compléter les connaissances factuelles sur les problèmes spécifiques de gestion par une meilleure connaissance des fondements du pouvoir local, des processus politiques locaux, des mécanismes décisionnels, la mise en évidence des facteurs locaux susceptibles de favoriser ou d’entraver l’appropriation collective[6] ».
De telles orientations des évaluations ont le mérite de montrer la complexité des situations concrètes autour desquelles se déroule la gestion participative, les dysfonctionnements éventuels. Pour la plupart de ces études, et non sans raison, elles ont accordé dans leurs analyses un poids assez important au contexte de la décentralisation qui devait, en principe, donner plus de poids aux acteurs locaux dans la gestion de l’eau. Mais dans les faits, les gouvernements centraux lâchent difficilement leurs prérogatives alors qu’ils se désengagent financièrement.
Au Sénégal, malgré les textes de lois sur la décentralisation depuis 1996, il reste que le secteur de l’eau ne fait pas encore partie des compétences transférées. Or, les collectivités locales peuvent financier des projets en eau, etc. Ce manque de visibilité tient à une volonté de maintenir une certaine confusion des responsabilités entre les différentes entités publiques pour pérenniser certains arrangements ou en impulser d’autres, d’une part, ouvrir divers champs de compétitions entre certaines catégories d’acteurs spécifiques, de l’autre.
En conclusion, l’opération de traduction des deux cas nous montre que même si la gestion participative a été décrétée, notamment avec la réforme du service de l’eau, en réalité, la gestion telle qu’elle se pratique ne favorise par une participation réelle de tous les acteurs impliqués.
On s’est rendu compte qu’il ne suffisait pas de doter les populations d’infrastructures sans que les contours et le contenu d’une bonne gouvernance locale ne soient définis. Les principes de subsidiarité active (concilier unité de l’action et diversité des acteurs) supposent que soit levée l’anomie dans laquelle se trouve la gestion participative.
Mais comment expliquer cette situation anomique ? Principalement par l’incertitude liée à la finalité réelle des innovations techniques introduites. Ces innovations avaient-elles été introduites pour résoudre un problème de santé publique en améliorant durablement l’approvisionnement en eau potable des populations ? Ou bien dans un but purement électoraliste ? De toute évidence cette incertitude a compromis fortement la participation effective pour une meilleure gouvernance locale de l’eau et a été à l’origine de multiples effets pervers constatés.
D’OU CES INTERROGATIONS QUE NOUS VOULONS PARTAGER AVEC VOUS :
- Quand l’eau prend une couleur politique, la gestion participative peut-elle se maintenir ?
- Quand la gouvernance de l’eau est marquée par l’opacité et le clientélisme politique, les dispositifs institutionnels de participations peuvent-ils favoriser une régulation plus démocratique ?
Dr. Moussa DIOP
(Laboratoire CERSO – Université Paris-Dauphine)
[1] Chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et démocratie. En ligne : http//www.chaire-mcd.ca/axes_recherche.shtml [page consultée le 24/04/2008]
[2] Comme le note B. LY : « vers la fin des années 70, le Sénégal s’est trouvée dans une situation économique et sociale telle que pour la redresser, il a été obligé de faire appel aux institutions financières internationales de Bretton woods qui ont assujetti leur financement à des « conditionnalités » relevant d’une intervention directe dans le cours de la politique globale du Sénégal ». B. LY : Ibid., p. 41.
La politique libérale proposée pour redresser la situation économique et sociale s’articule autour de deux axes : le rapport salarial et le rôle de l’Etat interventionniste.
[3] Jean-Pierre Chaveau, Marc Le Pape et Jean-Pierre Olivier de Sardan : « La pluralité des normes et leurs dynamiques en Afrique. Implications pour les politiques publiques ». In Gérard Winter (coord.) : « Inégalités et politiques publiques en Afrique. Pluralité des normes et jeux d’acteurs ». Ed. Karthala et IRD, Paris, 2001, p.152
[4] Mamadou Diouf : «Le clientélisme, la « technocratie » et après ? In Momar-Coumba Diop, Mamadou Diouf (dir.) : «trajectoire d’un Etat ».p.249
[5] Jean-Pierre Olivier De Sardan (dir.) : « La gestion des points d’eau dans le secteur de l’hydraulique villageoise au Niger et en Guinée ». Etudes du Groupe Agence Française de Développement (AFD), Mai 2000, p.2
[6] Jacky Bouju, Sidiki Tinta, Binet Poudiougo : « Approche anthropologique des stratégies d’acteurs et jeux de pouvoirs locaux autour du service de l’eau. Bandiagara, Koro et Mopti, (Mali) ». Programme alimentation en eau potable dans les quartiers périurbains et les petits centres, Coopération Française, Shadyc, rapport Final, p.135
Ces dispositifs participatifs de gouvernance qui tendent à se généraliser concernent essentiellement trois domaines d’action : l’élaboration des politiques locales dans le cadre de dispositifs délibératifs ; la cogestion de la distribution des services de base et le contrôle de l’action publique comme résultante, superposition sur le terrain des compétences exercées à différents niveaux. Cependant, le domaine d’action relatif à la cogestion des services de base, notamment l’eau va structurer notre analyse.
L’Etat sénégalais, jusqu’au début des années 1980, prenait tout en charge : de la construction des infrastructures hydrauliques à leur exploitation. Mais compte tenu d’effets structurels[2] et les contrecoups d’un environnement mondial défavorable, il a commencé à se désengager de son rôle centralisateur en montrant son incapacité, surtout financière, à supporter seul les charges de fonctionnement des infrastructures hydrauliques mises à la disposition des populations. Cette réforme s’appuie sur les grandes orientations politiques du Gouvernement : désengagement de l’Etat, implication des collectivités locales à travers la décentralisation, la promotion du secteur privé et l’autogestion des infrastructures. D’un Etat-Providence, on passe à un Etat régulateur. Dans un tel contexte, l’action publique tend à se complexifier, notamment à travers un élargissement du spectre des acteurs impliqués. La gouvernance est désormais devenue multi acteurs. Elle est tout d’abord marquée par une diversité des acteurs publics.
Depuis les politiques de décentralisation, les structures déconcentrées de l’Etat central qui disposaient, en principe, du monopole de la gestion publique locale doivent dorénavant composer avec les collectivités locales élues.
Parallèlement, de nombreux acteurs non-étatiques ont émergé, dans le contexte de démocratisation. L’élection des collectivités locales au suffrage universel a favorisé la création d’un champ politique local autour d’une compétition pluraliste. Les partis politiques tendent à s’implanter au niveau local et à participer à l’action publique. Les usagers s’organisent autour de comités de gestion villageois censés défendre les intérêts des usagers. Des acteurs plus « traditionnels » de l’espace public local demeurent présents : ce sont les notables (chefs coutumiers et responsables politiques locaux).
Ces acteurs non-étatiques multiples tendent à être plus impliqués dans la définition, la mise en œuvre et le contrôle des politiques.
La gestion participative, dans ce contexte de décentralisation, devient un construit qui va mettre en jeu une diversité de structures et d’acteurs dont les comportements et les stratégies sont multiples. Différentes échelles (étatique, locale, villageoise) sont tenues d’interagir, créant une situation complexe qui transforme la gestion participative de l’eau, à défaut de régulation, en une constellation assez composite d’intérêts divergents, de logiques stratégiques.
La multiplication des acteurs impliqués dans les procédures de gestion participative, d’une part, remet en question une représentation binaire du privé et du public et, d’autre part, pose avec acuité le problème de la coordination, de la régulation socio-politique des actions engagées par les différents partenaires.
Mais aujourd’hui beaucoup d’évaluations rétrospectives sur cette gestion participative ou communautaire, remettent en cause la capacité des comités de gestion villageoise. De cette remise en cause des interrogations émergent sur l’efficacité et la viabilité du mode gestion participative.
A travers des études de cas, nous avons cherché à comprendre l’échec de cette opération de changement à partir de son cheminement pour saisir ce dont elle est réellement porteuse.
Pour les villages étudiés, leurs populations s’approvisionnaient, pour tous leurs besoins en eau, à partir de cours d’eau. Ainsi, ils prélevaient directement l’eau du Fleuve ou du Lac. Une concentration d’activités, apparemment incompatibles autour d’une même ressource, augmentaient les risques de maladies hydriques (ces sources servaient pour l’approvisionnement en eau potable des populations, mais aussi c’est dans cette même eau que se faisait la vaisselle, les baignades, les animaux s’abreuvaient et déféquaient, etc). La conséquence, en plus de l’augmentation des risques, est une dégradation de la qualité de l’eau due aux multiples formes de pollution.
Cette situation décrite, conjuguée à l’adoucissement des plans d’eau par la construction de barrages, ont provoqué d’abord une recrudescence puis une épidémie de maladies hydriques, notamment les bilharzioses et parasitoses intestinales. Rien qu’en 1999, on pouvait noter un taux de prévalence de ces maladies liées à l’eau qui atteignait 85%, posant, du coup, un véritable problème de santé publique
Les populations locales, face à cette pandémie et dépourvue de moyens, n’ont pas cessé de réclamer à l’Etat leur droit d’accès à l’eau.
L’Etat, dans le cadre de la loi de finance rectificative de 1999, a financé, sur fonds propres, la réalisation de deux infrastructures hydrauliques pour permettre à ces populations d’avoir un accès à une eau salubre, et par conséquent internaliser les effets externes de l’eau, de ces sources polluées, sur la santé.
Le dispositif opératoire est porté sur l’installation d’Adduction d’Eau Potable (AEP) afin de donner aux populations de ces deux villages, un accès à une eau de qualité tout en leur interdisant la fréquentation de ces sources d’approvisionnement polluées. Le coût total des innovations techniques installées pour approvisionner les populations en eau est estimé 374.046 euros.
Donc, l’introduction de ces innovations technologiques devait tout naturellement freiner l’accroissement des maladies hydriques. Mais, en dépit de l’installation de ces technologies pour un accès à une eau potable et la mise en place d’une gestion participative, les courbes des maladies ne subissent pas une décroissance majeure. On serait tenté, dés lors de se demander pourquoi ?
La compréhension de l’échec de cette l’opération de changement qui, à priori devait marcher en se référant à la forte demande sociale, nous avons ouvert la boîte pour procéder à la reconstitution des processus par lesquels se font et se défont les faits.
L’OPERATION DE TRADUCTION A ABOUTI À DEUX CONSTATS QUI EXPLIQUENT L’ECHEC DE LA MISE EN ŒUVRE DE LA GESTION PARTICIPATIVE REELLE :
CONSTAT N°1
- Le premier constat, qui résulte de notre étude, est relatif à l’Incertitude (Ambiguïté) liée l’introduction de cette gestion participative. Cette incertitude nous paraît pernicieuse dans la mesure où les pouvoirs publics se sont appuyés sur des groupes d’intérêts (principalement notables et responsables politiques locaux) pour la mise en place de la gestion participative.
Ces groupes d’intérêts, ont su jouer habilement de ce rôle d’interface entre l’Etat et les populations, pour renforcer leur légitimité et utiliser cette posture à des fins individualistes.
Le processus de décentralisation devait avoir pour objectif de renforcer les pouvoirs locaux. Mais le transfert des compétences ne s’est pas accompagné d’un transfert de ressources proportionnelles. Ce qui peut avoir deux effets : l’affaiblissement les collectivités locales et l’absence de l’Etat. La conjugaison de ces deux effets ouvre divers champs de compétitions entre les acteurs impliqués dans ce processus de gestion. L’objectif de cette compétition sera l’occupation de l’espace, non pas délaissé, mais incapable d’être assuré par l’Etat.
En se défaisant partiellement de la gestion, l’Etat a laissé des espaces. De nouveaux acteurs locaux villageois ou politiques ont su profiter de ces espaces laissés pour s’imposer comme des acteurs incontournables dans la gestion quotidienne du service de l’eau.
Ainsi, par l’absence de l’Etat au niveau local, on a assisté au développement de zones sans contrôles qui favorisent l’existence d’une pluralité de normes. Ainsi, « Aux normes et politiques officielles se superposent d’autres normes et consignes informelles, « une politique publique informelle » en quelque sorte.
On pourrait penser que cette ambivalence a été crée, de manière délibérée, par l’Etat. Nous réfutons une telle hypothèse. Car cette peut être, en quelque sorte perçu, comme un jeu à somme positive entre l’Etat, d’une part les groupes d’intérêts de l’autre.
Cette ambivalence a en effet, permis à l’Etat de « compenser son faible ancrage dans la société en jouant sur les réseaux clientélistes au sein d’arènes politiques locales. Quant aux groupes d’intérêts, plus particulièrement les notables et responsables politiques locaux, elle leur a permis de tirer parti de leur proximité avec les services et agents de l’Etat pour asseoir leur position dans ces arènes politiques[3]».
Dans la pratique, on serait tenté de dire que ces opérateurs privés ont su, par leur position dans ce partenariat, contourner l’esprit de la gestion participative de l’eau soit pour une appropriation privée pour le cas des autorités coutumières, soit pour un positionnement et une légitimité dans l’arène politique villageoise en ce qui concerne les responsables politiques.
Par conséquent, et c’est là qu’intervient notre second constat :
CONSTAT N°2
Il convient de dire que la gestion participative réelle, dans les deux cas étudiés, ne s’est pas présentée avec ses meilleurs arguments.
Une gestion participative coordonnée suppose deux préalables en nous référant aux cas étudiés :
D’abord, identifier les acteurs de la régulation du service public marchand, ensuite, l’échelle (centrale, municipale, intercommunale ou villageoise) à partir de laquelle la régulation doit s’effectuer. Au Sénégal, L’Etat, a travers ses services déconcentrés a été l’agent régulateur. Mais on s’est rendu compte que ces services déconcentrés de l’Etat étaient plutôt défaillants dans la mesure où ils ne veillent pas toujours à ce que les règles du jeu soient respectées. Cette défaillance ne semble pas intéresser les élus locaux qui les négligent aux risques de dysfonctionnements graves.
En réalité, la préservation de leur électorat prime sur la satisfaction des besoins des citoyens. Ce qui pose, en plus de la diversité des acteurs, le difficile problème de la temporalité dans la gestion participative d’un service public à caractère marchand comme l’eau.
Face à des populations pour qui un accès pérenne à l’eau potable s’inscrit dans une action à long terme, les responsables politiques n’acceptent d’y participer réellement que si ces actions peuvent être conduites durant leur mandat et être inscrites dans leur bilan.
Or, quand la logique de politisation prévaut, les espaces de participation sont souvent parasités par les logiques partisanes. Ce qui empêche tout débat citoyen à cause des de l’exacerbation des rivalités parcellaires.
Cette différence d’horizon temporel entre les différentes catégories d’acteurs, nées de cette complexification, montre tous les enjeux qui sous-tendent l’accès à l’eau et les risques éventuels que de tels enjeux font peser sur la dynamique de gestion participative.
Malgré la tradition jacobine métropolitaine de l’Etat et de l’Administration, il y’a au Sénégal, une fusion entre les instances politiques et administratives. Le parti se confond avec l’Etat et l’appareil administratif[4].
Cette politisation a contribué à la décrédibilisation de la gestion participative par les évaluations rétrospectives.
Certaines des études évaluatives ont cherché à expliquer pourquoi la gestion participative ou communautaire du service de l’eau par les usagers avait du mal à assurer la pérennité du service. Une telle interrogation a orienté leurs travaux évaluatifs
- soit, vers « les formes concrètes de gestion du service de l’eau pour mettre en évidence les dysfonctionnements éventuels, leurs origines et les perceptions des acteurs concernés[5] »,
- soit « actualiser et compléter les connaissances factuelles sur les problèmes spécifiques de gestion par une meilleure connaissance des fondements du pouvoir local, des processus politiques locaux, des mécanismes décisionnels, la mise en évidence des facteurs locaux susceptibles de favoriser ou d’entraver l’appropriation collective[6] ».
De telles orientations des évaluations ont le mérite de montrer la complexité des situations concrètes autour desquelles se déroule la gestion participative, les dysfonctionnements éventuels. Pour la plupart de ces études, et non sans raison, elles ont accordé dans leurs analyses un poids assez important au contexte de la décentralisation qui devait, en principe, donner plus de poids aux acteurs locaux dans la gestion de l’eau. Mais dans les faits, les gouvernements centraux lâchent difficilement leurs prérogatives alors qu’ils se désengagent financièrement.
Au Sénégal, malgré les textes de lois sur la décentralisation depuis 1996, il reste que le secteur de l’eau ne fait pas encore partie des compétences transférées. Or, les collectivités locales peuvent financier des projets en eau, etc. Ce manque de visibilité tient à une volonté de maintenir une certaine confusion des responsabilités entre les différentes entités publiques pour pérenniser certains arrangements ou en impulser d’autres, d’une part, ouvrir divers champs de compétitions entre certaines catégories d’acteurs spécifiques, de l’autre.
En conclusion, l’opération de traduction des deux cas nous montre que même si la gestion participative a été décrétée, notamment avec la réforme du service de l’eau, en réalité, la gestion telle qu’elle se pratique ne favorise par une participation réelle de tous les acteurs impliqués.
On s’est rendu compte qu’il ne suffisait pas de doter les populations d’infrastructures sans que les contours et le contenu d’une bonne gouvernance locale ne soient définis. Les principes de subsidiarité active (concilier unité de l’action et diversité des acteurs) supposent que soit levée l’anomie dans laquelle se trouve la gestion participative.
Mais comment expliquer cette situation anomique ? Principalement par l’incertitude liée à la finalité réelle des innovations techniques introduites. Ces innovations avaient-elles été introduites pour résoudre un problème de santé publique en améliorant durablement l’approvisionnement en eau potable des populations ? Ou bien dans un but purement électoraliste ? De toute évidence cette incertitude a compromis fortement la participation effective pour une meilleure gouvernance locale de l’eau et a été à l’origine de multiples effets pervers constatés.
D’OU CES INTERROGATIONS QUE NOUS VOULONS PARTAGER AVEC VOUS :
- Quand l’eau prend une couleur politique, la gestion participative peut-elle se maintenir ?
- Quand la gouvernance de l’eau est marquée par l’opacité et le clientélisme politique, les dispositifs institutionnels de participations peuvent-ils favoriser une régulation plus démocratique ?
Dr. Moussa DIOP
(Laboratoire CERSO – Université Paris-Dauphine)
[1] Chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et démocratie. En ligne : http//www.chaire-mcd.ca/axes_recherche.shtml [page consultée le 24/04/2008]
[2] Comme le note B. LY : « vers la fin des années 70, le Sénégal s’est trouvée dans une situation économique et sociale telle que pour la redresser, il a été obligé de faire appel aux institutions financières internationales de Bretton woods qui ont assujetti leur financement à des « conditionnalités » relevant d’une intervention directe dans le cours de la politique globale du Sénégal ». B. LY : Ibid., p. 41.
La politique libérale proposée pour redresser la situation économique et sociale s’articule autour de deux axes : le rapport salarial et le rôle de l’Etat interventionniste.
[3] Jean-Pierre Chaveau, Marc Le Pape et Jean-Pierre Olivier de Sardan : « La pluralité des normes et leurs dynamiques en Afrique. Implications pour les politiques publiques ». In Gérard Winter (coord.) : « Inégalités et politiques publiques en Afrique. Pluralité des normes et jeux d’acteurs ». Ed. Karthala et IRD, Paris, 2001, p.152
[4] Mamadou Diouf : «Le clientélisme, la « technocratie » et après ? In Momar-Coumba Diop, Mamadou Diouf (dir.) : «trajectoire d’un Etat ».p.249
[5] Jean-Pierre Olivier De Sardan (dir.) : « La gestion des points d’eau dans le secteur de l’hydraulique villageoise au Niger et en Guinée ». Etudes du Groupe Agence Française de Développement (AFD), Mai 2000, p.2
[6] Jacky Bouju, Sidiki Tinta, Binet Poudiougo : « Approche anthropologique des stratégies d’acteurs et jeux de pouvoirs locaux autour du service de l’eau. Bandiagara, Koro et Mopti, (Mali) ». Programme alimentation en eau potable dans les quartiers périurbains et les petits centres, Coopération Française, Shadyc, rapport Final, p.135